Un opéra contemporain qui subjugue et éblouit : “Only the Sound Remains” entremêle dans un même songe éveillé le théâtre nô japonais, la musique spectrale et le timbre inouï du ténor Davone Tines et du haute-contre Philippe Jaroussky.
Entre la compositrice Kaija Saariaho et le metteur en scène Peter Sellars, l’alchimie est à son acmé. La première de l’opéra Only the Sound Remains le 23 février au Palais Garnier démontre à son meilleur la capacité créatrice de l’art lyrique, trempé à parts égales dans l’innovation technologique la plus poussée – la musique spectrale – et l’inspiration de formes traditionnelles – le théâtre nô japonais datant du XVe siècle – à la base de l’art moderne occidental.
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Osmose créatrice
Ensemble, depuis L’Amour de loin en 2000, ces deux-là ont créé quatre opéras. Mais le prodige, c’est d’étendre cette osmose créatrice aux interprètes pour qui Kaija Saariaho a composé les partitions, des chanteurs – Davone Tines et Philippe Jaroussky, dont les timbres se complètent de manière proprement étourdissante – aux musiciens. Tout comme Peter Sellars s’est entouré pour la mise en scène de l’artiste Julie Mehretu pour le décor et de la danseuse Nora Kimball-Mentzos pour la chorégraphie.
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La preuve que la fascination et la curiosité pour l’étranger sont à la source des plus grands courants de l’art
Le Japon n’est pas seulement la toile de fond de l’opéra. Il irrigue profondément le langage et l’expression artistique surgis sur les décombres des guerres mondiales du XXe siècle, et apporte la preuve que la fascination et la curiosité pour l’étranger sont à la source des plus grands courants de l’art. Car les deux pièces de nô qui composent Only the Sound Remains, Always Strong (Tsunemasa) et Feather Mantle (Hagoromo), ne sont pas des originaux, restitués avec précision. Tout au contraire, ils sont le résultat de notes prises sur le vif au XIXe siècle par Ernest Fenollosa, un Américain orientaliste qui vécut au Japon. A cette époque, nous a confié Peter Sellars, le Japon s’ouvrait à l’Occident et dédaignait sa culture :
“Installé au Japon, Ernest Fenollosa disait : ‘Mais ce que vous faites ici est passionnant !’ Et on lui répondait : ‘Non, pas du tout. Mais si ça vous intéresse, on vous fait ministre de la Culture japonais.’ Ce qu’il est devenu. Bien sûr, il ne comprenait rien, mais il s’intéressait à tout ! Il allait voir des spectacles de nô avec quelqu’un qui lui chuchotait à l’oreille la traduction des pièces. Il prenait des notes, mais évidemment, il ne pouvait pas tout noter (rires). Il a dû attraper la moitié de ces œuvres. Après son décès, sa veuve a confié toutes ses notes à Ezra Pound à Londres en 1910, avant la Première Guerre mondiale. Pound vivait dans la maison du poète William Butler Yeats, dont il était le secrétaire particulier. Il ne comprenait pas le japonais et il se trouvait devant ces notes étranges, des fragments.
C’était comme une ruine, quelque chose de détruit qu’il fallait ré-imaginer. Il a donc inventé les choses qu’il ne comprenait pas (éclat de rires). Ces textes ont beaucoup marqué Bertolt Brecht. Ce n’est pas par hasard si ça coïncide avec les débuts du cubisme. Dans ces fragments rassemblés, la moitié relève de l’abstraction, l’autre moitié, de l’imaginaire. Et tout l’art du XXe siècle s’est construit sur des ruines, des fragments qu’on réassemble en créant une nouvelle relation entre eux. Les épisodes du passé sont présentés dans une forme qui les rend modernes. Quand Beckett, après Auschwitz, a eu besoin de réinventer le théâtre, il s’est référé à ces textes d’Ezra Pound. Nous avons la même situation dans le théâtre du nô : rien ne se passe. Ce sont des fantômes, on les attend, ils arrivent peut-être ou peut-être pas, ils disparaissent et on est toujours là. C’est En attendant Godot ! Et quand Heiner Müller voulait aller plus loin dans la destruction et la réinvention du théâtre occidental, il se référait à Beckett, Bertolt Brecht, Ezra Pound et ces textes de nô. C’est la source du théâtre du XXe siècle.”
Une rencontre où le désir et la nostalgie de vivre s’incarnent dans une étreinte d’une insoutenable légèreté
Des fantômes ou des êtres surnaturels. Dans le nô, les contraires s’aimantent, fusionnent et se séparent. Always Strong met en scène le prêtre Gyokei (Davone Tines), venu prier sur l’autel du défunt Tsunemasa (Philippe Jaroussky), tué lors d’une bataille. Au commencement était le souffle, celui du chœur, rehaussé par le quatuor à cordes, le kantele, la flûte et les percussions. Du plus sombre de la nuit, l’ombre du spectre visite le prêtre. Une rencontre où le désir et la nostalgie de vivre s’incarnent dans une étreinte d’une insoutenable légèreté. A l’inverse, Feather Mantle oppose un pêcheur et une Tennin, un esprit lunaire, qui veut reprendre sa robe de plumes pour retourner dans les cieux et lui offre une danse céleste avant de repartir. La lumière nimbe le combat dont la robe est l’enjeu et irise de transparence la danse raffinée de Nora Kimball-Mentzos.
A cette magie visuelle et à l’orchestration, aussi minimale que l’exige le nô – un quatuor à cordes, un kantele, une flûte et des percussions – qui élève le songe à des hauteurs vertigineuses, ruisselante, palpitante ou ténue comme un voile de brume qui se dissipe, s’ajoute l’ensorcellement des voix pour lesquelles Kaija Saariaho a utilisé une fois de plus l’électronique “pour aller vers quelque chose de plus abstrait, de surnaturel. Dans la première pièce, les traitements en temps réel de la voix de contre-ténor permettent des textures voilées, graves, comme une ombre, et voyagent dans la salle ; dans la seconde, ils donnent à entendre des cloches aigües. Only the Sound Remains : un titre manifeste pour une œuvre majeure.
Only the Sound Remains Musique Kaija Saariaho, livret Ezra Pound, Ernest Fenollosa, direction musicale Ernest Martinez Izquierdo, mise en scène Peter Sellars. Jusqu’au 7 février au Palais Garnier, Opéra de Paris.
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