Vingt-huit ans après la Caméra d’or pour « Mon XXème siècle », Ildiko Enyedi a décroché l’Ours d’or pour « Corps et âme », sur nos écrans le 25 octobre. La cinéaste hongroise parle de sa vision, de l’évolution numérique du cinéma et de la situation des réalisateurs dans la Hongrie de Viktor Orban.
Pourquoi filmez-vous ?
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Faire des films est merveilleux pour deux raisons. D’abord, c’est une façon de communiquer avec beaucoup de gens et de dire des choses d’une façon radicale et sincère, sans les préventions d’une conversation usuelle. Le cinéma permet de dire des choses que je ne pourrais pas dire autrement. Faire un film est à mes yeux comme le cadeau qu’on apporte quand on est invité chez autrui. L’autre raison de faire des films, c’est la timidité. Beaucoup de cinéastes sont des timides dans la vie, même s’ils ont une grande gueule. Etre cinéaste permet d’avoir une vie sociale intense puisque le cinéma est un travail collectif. Au bout de trois semaines de tournage, j’ai l’impression de connaitre les membres de mon équipe mieux que si je les côtoyais depuis quinze ans, car le travail sur un tournage est extrêmement intense et concentré.
Pourquoi situer votre histoire dans un abattoir ?
C’est pour moi un lieu de travail comme un autre à ceci près que corps et âmes y sont présents de manière très explicite.
Les animaux sont présents dans l’abattoir mais aussi dans les séquences du rêve. Ont-ils une signification métaphorique ?
Non. Je ne voulais surtout pas me situer au niveau métaphorique ou symbolique. Les animaux sont là de façon très concrète, très prosaïque, que ce soit dans l’abattoir ou dans le rêve. Je voulais juste regarder mes personnages vivre leur vie, agir et réagir, sans excès de style ou d’interventionnisme. Ce n’est pas moi qui raconte leur histoire, c’est eux.
Votre héroïne est phobique, de façon pathologique. Pourquoi ?
Nous avons tous expérimenté ce qu’elle ressent, même si c’est de façon moins extrême ou moins maladive. Tous, nous avons éprouvé à un moment ou un autre les difficultés relationnelles, le sentiment de ne pas appartenir au monde ou à telle collectivité. Le monde extérieur est autant fascinant que dangereux ou mystérieux et on ressent cela particulièrement à l’adolescence, quant le désir et les crises sont exacerbés. Pour mon personnage féminin, le moindre pas vers l’extérieur et vers l’homme est une aventure. En l’accompagnant dans son expérience, on redécouvre nous-mêmes la richesse sensible et émotionnelle du monde, toute une acuité qui s’estompe avec la routine de la vie quotidienne. Je voulais montrer que l’expérience de l’altérité peut comporter des risques, faire souffrir,mais qu’elle vaut le coup. On est tous plus ou moins anesthésiés par nos habitudes et ça vaut la peine de se réveiller de temps en temps.
Le cinéma s’est démocratisé
On vous a découvert en 1989 avec Mon XXème siècle, Caméra d’or à Cannes. Que pensez-vous de l’évolution du cinéma ces trente dernières années ?
C’est merveilleux de vivre toutes ces évolutions. Quand j’ai débuté, il y avait quelques immenses grands maîtres et beaucoup de mauvais films. Aujourd’hui, il y a beaucoup plus de bons films. Jadis, il y avait une hiérarchie quasi féodale parce que le cinéma était cher, compliqué, pas accessible à tout le monde. Grâce à la technologie, le cinéma s’est considérablement démocratisé et cela a amené un grand vent de fraîcheur créative. Maintenant, n’importe quel gamin de 11-12 ans connait le langage des images, même si tout le monde ne deviendra pas un bon cinéaste. Tout le monde sait d’instinct les valeurs de cadre, ce qu’un cadrage signifie émotionnellement, etc. On pense généralement que le spectateur d’aujourd’hui est impatient parce que les stimuli d’images ont augmenté de façon exponentielle et vont plus vite, mais je pense que c’est faux, que les spectateurs sont aussi sensibles et réceptifs qu’avant. Par exemple, mon film est très modeste, peu conforme aux schémas esthétiques dominants, et il plait néanmoins au public. C’est pour cela que j’ai tourné pour la première fois en numérique, parce que le 35mm est désormais assimilé à un geste auteuriste. Je suis ravie que le 35mm soit sauvé mais pour ce projet, je tenais à éviter l’ostentation auteuriste. Je voulais servir les personnages et l’histoire de la façon la plus simple et directe.
Qui étaient les grands maîtres que vous admiriez jeune, et les cinéastes que vous aimez aujourd’hui ?
Mon premier héros est Méliès, qui avait le sérieux d’un enfant qui joue. J’adore cette approche du cinéma et de la vie. Tati, évidemment. Kurosawa (Akira) est aussi un de mes héros : il a failli se suicider parce qu’il ne pouvait plus faire de film, je le considère comme un lointain ami japonais. J’aime beaucoup Agnès Varda, Sans toit ni loi est un diamant, un film très libre et vivant. Aujourd’hui, j’apprécie les films de Ruben Ostlund, notamment Play et Snow therapy. J’aime aussi les premiers films de Yorgos Lanthimos comme Canines ou Alps.
Où en est le cinéma hongrois ?
Il y a beaucoup de nouveaux auteurs, tous très différents, et ils peuvent travailler relativement sereinement grâce au système de financement par la loterie nationale, même si nos moyens sont très inférieurs à ce qui se fait en France. L’équivalent hongrois du CNC protège bien les auteurs.
Le gouvernement Orban n’est pas un obstacle à la liberté de création ?
Non, parce que le cinéma hongrois est vraiment dans une bulle protégée où existe une certaine stabilité. Les Hongrois sont cinéphiles. Mon film a atteint quand même la deuxième place au box-office, même s’il est loin des blockbusters américains, c’est plutôt un bon signe de la curiosité du public.
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