Depuis la chute du mur en 1989, Berlin explose toutes les frontières. Art, musique, nouvelles tribus se sont épanouis sur les décombres du passé. Parcours dans la ville la plus libre d’Europe.
Samedi 22 h 30, la soirée commence. Le taxi s’arrête, la porte avant s’ouvre. A Berlin on monte devant, à la place du passager. Le chauffeur s’appelle Anthony Appiah, il a 47 ans, est né au Ghana. Il vit à Berlin depuis ses 20 ans. “Je suis arrivé à Berlin-Ouest pour étudier l’économie. J’ai eu du mal à trouver du boulot ensuite, alors je me suis reconverti dans le taxi. Aujourd’hui, c’est chez moi ici, je suis berlinois”, explique-t-il alors que sa voiture traverse rapidement Torstrasse, une ancienne rue de l’Est aujourd’hui blindée de galeries d’art en tout genre.
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“J’ai vu le Mur tomber et la ville se reconstruire sans lui. Les Berlinois ont été exemplaires : ils ont été le moteur de la réunification de l’Allemagne. Imaginez-moi, Ghanéen “de l’Ouest”, rencontrer un type “de l’Est” qui n’a jamais vu un Africain. C’était un choc pour lui comme pour moi. Mais après la chute du Mur, c’est comme si les Berlinois avaient ensemble décidé de tirer le meilleur de cette situation, de construire quelque chose de nouveau. Aujourd’hui, tout n’est pas rose à Berlin, la ville est pauvre. Allez dans un quartier comme Marzahn, à la périphérie, ce sont des quartiers durs, où les Russes arrivent en masse. Mais dans l’ensemble, c’est une ville incroyable, qui se réinvente tous les jours. C’est pour ça que l’avenir appartient à Berlin.” Anthony Appiah adore parler de Berlin, mais quand il parle, il ne regarde pas trop la route.
LE BERLIN DÉGLINGOS : RIEN NE SE PERD, TOUT SE TRANSFORME
Schönhauser Allee devant le White Trash, l’un des endroits les plus déglingos de la ville. La queue est impressionnante et tout le monde ne rentrera pas. Finalement, après avoir parlementé quelques minutes avec le videur polonais, qui favorise volontiers ses compatriotes, c’est OK.
A l’entrée, un groupe punk joue très fort en allemand au milieu de tables aux nappes à carreaux rouges et blancs. Des kids arrivent en courant du sous-sol d’où s’échappe une vieille lame de fond techno. Les chopes de bière s’accumulent sur le bar, à la télévison passe La Fureur de vaincre de Bruce Lee. Des gens accrochés à des maxi bières tentent de suivre les coups de tatane.
L’endroit, un ancien resto chinois, est aujourd’hui transformé en steak house et en boîte de nuit. Plusieurs couches de Berlin s’y superposent : à Paris ou à Londres, on aurait tout repris à zéro. Dans les escaliers, des tatoueurs : parfois, on ressort tatoué du White Trash sans trop se souvenir comment ni pourquoi. “Bienvenue à Berlin”, nous lance, hilare, le patron des lieux, Walter “Wally” Potts, un stetson sur la tête et, sous le bras, un vieux pote producteur de porno arrivé tout droit de sa Californie. “Cette ville, c’est le dernier endroit pour faire la fête en Europe. Chaque samedi, je vois des gens qui déboulent de partout, certains ne prennent même pas d’hôtel, ils passent leur nuit dans les bars ou les boîtes de la ville et repartent chez eux sans avoir dormi”, s’amuse Wally. Berlin a donné un nom à ces touristes express : les “easyjeters”, du nom de la compagnie aérienne qui organise le transit vers ce nouveau rêve européen de la nuit. Nous commençons immédiatement, même s’il est encore un peu tôt.
KREUZBERG, LES TURCS ET LES ARTISTES
Avant, le Mur traversait Kreuzberg. Aujourd’hui, ce sont la communauté turque et les artistes qui l’habitent. Le Berlinois vient se chauffer dans ce quartier bon marché avant de déclencher les véritables hostilités. Près de la porte de Cottbus, un immense centre commercial accueille en vrac kebabs, galeries, magasins et bars éphémères. Pour la plupart sans nom. Une tireuse à bière, trois tables, huit chaises et deux platines, une photo vintage de Berlin période RDA, des pages découpées d’un magazine de mode, des ex-voto et un poster un peu jauni de la promenade des Anglais suffisent au décor.
On se dirige un peu plus loin vers des galeries d’art où l’on boit et réalise des performances en direct. Pas toujours géniales les performances d’ailleurs : une jeune fille blonde dessine avec des feutres, et comme une enfant, sur de larges feuilles de papier accrochées au mur. Le sol est jonché de canettes de bière. Deux types la regardent un peu amusés pendant que You Can’t Always Get What You Want des Rolling Stones s’échappe d’un ghetto-blaster de seconde main. Juste à côté, l’enseigne d’un magasin de vêtements annonce encore des fruits et légumes. Parfois, c’est assez gênant, Berlin ressemble à un immense camp de réfugiés pour artistes sans oeuvre. Un peu plus loin chez Hasir, un restaurant turc. Le patron aux larges moustaches est formel, c’est bien ici qu’on a inventé le döner. Les vrais “nuiteux” y reprennent des forces avec un kebab ou une soupe de tripes. Mais où faiton la fête, au juste ?
LA FÊTE EST MOUVANTE, LA FÊTE EST VIOLENTE
A quelques centaines de mètres du Bundestag et de la porte de Brandebourg, le Picknick, un tout nouveau club, a investi un ancien bâtiment public. De très jeunes filles sous acide s’amusent à vous décorer de bâtonnets fluorescents. Un panneau en carton annonce l’arrivée d’une nouvelle boisson énergétique artisanale qui aide à tenir le coup. Le club n’a que quelques semaines. Comme beaucoup d’autres à Berlin, il ne s’éternisera pas : la ville donne dans l’éphémère pour ne pas s’encroûter.
“Depuis la chute du Mur, c’est comme si rien n’était fait pour rester, tout paraît provisoire. L’histoire a tellement marqué la ville que personne ne semble vouloir désormais s’inscrire dans une perspective à long terme. Le moment présent et l’hédonisme priment”, explique Lena, une jeune femme de Francfort installée à Berlin depuis une dizaine d’années. A l’extérieur du Picknick, un couple défoncé se tape dessus en hurlant.
Nous filons au Berghain. C’est le top, paraîtil. Le bâtiment est immense et rectangulaire, en béton brut, dans une vaste zone commerciale. L’accès est boueux. Des larges fenêtres rouges et vertes s’élance un beat electro martial qui couvre toute la zone. Une large chenille lumineuse se forme entre la route et l’accès à la boîte. A l’entrée, un type surnommé “Metalface”.
“Pendant longtemps, Metalface n’a pas été autorisé a entrer dans le centre-ville de Berlin”, nous raconte un jeune Berlinois au look de garçon coiffeur. A l’intérieur du Berghain, de très jeunes gens dansent très vite grâce aux substances. Partout on se roule des pelles avec des langues confites à l’alcool. Certains titubent sous les plafonds hauts ; il faut éviter les plaques de vomi. Dans le Berghain, les photos sont interdites, on comprend vite pourquoi.
Lorsque l’on quitte les lieux pour se rendre au Watergate, l’autre pilier de la nuit berlinoise hardcore, la queue est encore plus longue qu’à l’arrivée. Il est 8 h 30, certains arrivent après un petit déjeuner aux pastilles pour une fête de jour. Le Watergate est au bord de la Spree, le grand fleuve de la ville. Le videur expulse un jeune Français au look de commercial chelou : “Il était trop stylé. On ne fait pas rentrer des gens comme ça ici”, nous explique avec calme le taulier. Le mec s’est sapé comme à Paris, n’a rien pigé à Berlin. Car, à l’intérieur du Watergate, on porte le treillis et un T-shirt de label electro. Les danseurs regardent le soleil se lever sur la Spree à travers une large baie vitrée. Un couple pionce sur une banquette. Un gars complètement éclaté vient nous demander une cigarette : on peut fumer dans les clubs de Berlin, ça c’est bien.
EN PLEINE DÉTOX, LE BERLIN VERT ET DÉCROISSANTSE REMETSUR LA TÊTE
Dimanche, il est midi. La ville est au ralenti. Dans le quartier très vert de Treptow, aux abords de l’Arena, une immense salle de concerts, se tient un marché aux puces permanent. On y trouve de tout : des panneaux de prix pour fast-food, des télécommandes de tous les âges, des blousons en peau, du matériel électroménager, des bottes en caoutchouc, un numéro du magazine Max de 1992 avec en couverture la chanteuse de 99 Lüftballons, Nena, un rien coquine.
Les prix sont assez dérisoires mais se négocient tout de même. L’ambiance est pourtant tout sauf bobo : beaucoup de gens vivent à Berlin avec un budget limité. La ville est l’une des plus pauvres d’Allemagne, le taux de chômage atteint 17 % et aurait fricoté avec les 20 % en période de crise. A Berlin, il n’y a pas de quartier de la finance, ni de sièges de grandes multinationales. Seul le pouvoir politique s’est installé en ville après la réunification.
“Aucune des grandes entreprises allemandes n’a son siège à Berlin, qui n’est pas une ville industrielle. Berlin est l’une des grandes villes d’Allemagne parmi les plus pauvres. Mais les Berlinois ont hérité de l’Est cet esprit de la débrouille qui les aide à passer outre. L’esprit d’entraide qui a jadis animé Berlin-Est a investi les mentalités aujourd’hui”, explique Yannick Pasquet, journaliste à l’Agence France Presse, installé depuis dix ans à Berlin et auteur d’un récent ouvrage sur l’Allemagne de l’aprèsréunification, Le Mur dans les têtes.
En vingt ans, et après avoir subi les outrages du siècle passé, Berlin s’est mué en capitale raisonnable du siècle à venir. Loin du bling-bling de Londres, New York ou Paris, la capitale allemande s’efforce depuis les années 80 d’être une ville à taille humaine, un lieu ou l’on laisse la frime au vestiaire. A Mauerpark, l’un des grands parcs de la ville, jadis traversé par le Mur, se tient chaque dimanche un karaoké en plein air – même en novembre. C’est Joe Hatchib, un coursier à vélo irlandais passé par Dublin, New York et Lisbonne, qui a eu l’idée de réunir chaque dimanche son monde dans un amphithéâtre à l’abandon. A l’aide d’un ordinateur portable, d’un ampli, d’un micro et d’une enceinte collée à son VTT, il invite qui veut à chanter au milieu d’une foule de deux cents personnes, engoncées ce jour-là dans leurs parkas et leurs écharpes.
Berlin, c’est les loisirs qui ne coûtent rien, qui ne rapportent rien, sauf le plaisir de se rassembler. C’est aussi les échanges de bons procédés. Les DJ qui jouent dans certains bars, ou les artistes qui les décorent, ne sont, souvent, pas payés ; en revanche ils boivent gratos dans les bars où ils jouent ou qu’ils décorent. C’est la théorie du gagnant-gagnant, comme on dit chez nous.
A BERLIN TU ES CHÔMEUR, MAIS TU N’ES PAS LOSER
Dans la foule du karaoké, on croise Anaïs Dupuis, une jeune Française installée depuis cinq ans à Berlin. Elle a ouvert un magasin online de vente de meubles, et elle travaille sur un site culturel (slcross.com/3615berlin/). Selon le consulat de France, plus de 20 000 Français résideraient dans la capitale allemande. Pas tous pour travailler. “Beaucoup de jeunes Français viennent s’installer à Berlin car on peut y vivre raisonnablement, même sans boulot. Certains touchent le RMI en France et passent leur temps à Berlin, gagnant un peu de fric au noir quand il le faut. Berlin est une ville où l’argent importe peu, où l’on ne juge pas les gens sur leur travail ou leur utilité sociale. Ici, ça n’est pas parce que tu es au chômage que tu es un loser”, explique Anaïs Dupuis. Ceux qui vivotent gaiement à Berlin seraient cuits à New York ou Paris.
Florian Püehs, 23 ans, chanteur du groupe Herpes, commence à avoir son petit succès à Berlin. Il dresse le même constat : “Je viens d’une petite ville près de la frontière néerlandaise, Berlin est la seule ville d’Allemagne qui me permette de vivre correctement en travaillant sur ma musique, explique le jeune homme dans un appartement en colocation de Prinzenallee. Aujourd’hui, les jeunes musiciens ne viennent plus à Berlin parce que David Bowie et Lou Reed y ont séjourné. Ils viennent parce que les loyers sont bas, parce qu’on peut y trouver des endroits pour répéter pas cher. C’est valable aussi pour les peintres, pour les écrivains, c’est une ville propice à l’art. J’ai vécu à Paris quelques mois avec ma copine, qui étudiait là-bas : impossible de rester, la vie était trop chère. Mais Berlin est aussi une ville dangereuse. Je connais beaucoup de personnes qui sont installées dans cet endroit pour créer et qui, au final, ne sont arrivées à rien, se sont perdues au Berghain, dans les bars de la ville. Berlin est une ville qui permet de vivre sans objectif, situation à double tranchant. C’est une ville d’où il faut également savoir partir.”
Tel est le cas d’Hans Riel, la trentaine, peintre en partance pour Paris. Repéré par Ashton Kutcher et Demi Moore, qui ont acheté plusieurs de ses toiles lors de leur passage à Berlin et l’ont ensuite invité à passer quelques mois à Los Angeles, il termine quelques oeuvres dans un atelier du quartier de Wedding. L’atelier, nommé StadtBad, est installé dans une ancienne piscine municipale de ce lieu de l’ex-Berlin-Ouest où les premières familles venues de Turquie se sont installées à la fin des années 70.
UN KIBBOUTZ 3.0
Dans le quartier industriel de Tempelhof, le projet Palomar 5 s’est installé dans les locaux d’une ancienne usine à bière. Palomar 5 (www.palomar5. org), ce sont trente jeunes venus du monde entier et recrutés via Twitter, Facebook et Skype qui se regroupent à Berlin pour inventer le monde du travail de demain. Plusieurs nationalités participent au projet (des Français, Indiens, Britanniques, Américains, Russes…) ; plusieurs profils aussi : écrivains, journalistes, hackers, universitaires, cinéastes, publicitaires…
Matthias Holzmann, 23 ans, est l’un des instigateurs du projet. Avec cinq compères, tous de son âge, Holzmann a convaincu Deutsche Telekom de financer ce projet fou pendant six semaines. Regroupés dans ce vaste local, nos amis vivent en communauté, l’ordinateur portable sous le bras, et tentent d’inventer les modes de travail du XXIe siècle. Tous dorment dans des miniboxes individuels et évoluent dans un espace de plus de 600 mètres carrés digne d’un film de Stanley Kubrick.
Palomar 5, c’est le kibboutz 3.0 à la mode de Berlin, le Loft Story des petits génies venus du monde entier qui planchent sur les relations de travail de l’avenir – dans un espace que seule la capitale allemande peut leur offrir. Au final, le résultat importe peu : ce qui impressionne, c’est la capacité de Berlin à mettre en branle ce genre de projet alternatif, à générer des initiatives dénuées d’objectif.
“Cette expérience de travail collectif est censée déboucher sur de nouvelles conceptions du monde du travail, raconte le jeune homme. L’expérience combine des pratiques digitales diverses, les expériences personnelles de chacun, pour obtenir un résultat global, une synthèse de plusieurs univers. On ne sait pas encore quel sera le résultat ni comment il sera utilisé. Berlin est une des rares villes au monde qui permette ce genre d’expérience. Elle offre de l’espace, accepte les différents états d’esprit, favorise les rencontres et la multitude. Honnêtement, où aurait-on pu organiser Palomar 5 ailleurs qu’à Berlin ?”, conclut Matthias Holzmann en nous raccompagnant sur le pas de la porte.
IL FAUT SAVOIR PARTIR DE BERLIN
Wedding est aujourd’hui le nouveau repaire des vrais artistes branchés qui, après avoir investi les quartiers très prisés de Kreuzberg ou Neuköln, se sont rapprochés de ce lieu d’habitations familiales où les loyers ont oublié d’augmenter. Hans Riel semble en avoir sa claque de la bohème berlinoise mais sait déjà qu’il reviendra. “J’en ai parfois marre de cette ambiance, de tous ces types qui se proclament artistes et n’ont produit aucune oeuvre. J’ai vu des dizaines de personnes de talent se dissoudre dans Berlin. L’augmentation des loyers pourrait forcer certains artistes inutiles à quitter la ville mais Berlin est tellement vaste que d’autres spots se créent sans arrêt, dit-il. C’est une ville que j’aime beaucoup mais que j’ai aussi appris à détester. Je quitte aujourd’hui Berlin le coeur léger, j’y laisse des amis, certaines de mes oeuvres, je sais que j’y reviendrai un jour peut-être pour travailler sur d’autres projets. On peut raisonnablement en vouloir à Berlin, mais c’est une ville qui sait vous accueillir, qui sait vous donner une nouvelle chance. Peu de villes permettent ça aujourd’hui en Europe.”
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