Une histoire sale et ensorcelante sur le pillage de la culture noire par les Blancs par une des plus fines plumes rock du Royaume-Uni.
C’est une histoire très actuelle et universelle, celle de deux jeunes gens qui créent des merveilles musicales en bidouillant, sur des logiciels, depuis leur chambre. C’est aussi une histoire singulière, celle d’un gamin autiste qui réinvente son rapport biaisé au monde en se servant de capacités auditives hors du commun.
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Larmes blanches est le cinquième roman du Britannique Hari Kunzru, plume respectée du rock writing et auteur, entre autres, du remarquable L’Illusionniste. Le genre de livre qui ensorcelle l’air de rien, donnant l’impression de glisser irrémédiablement vers un cauchemar effrayant… sans que l’on cherche pour autant à se réveiller.
Rejeton introverti d’une famille modeste du Bronx, Seth s’échappe de la dure réalité de sa vie à l’aide de petits micros, placés discrètement dans ses oreilles comme un vulgaire Walkman. Il enregistre ainsi ce qui se trame dans son environnement sonore et repasse en boucle, le soir, ses trouvailles.
De quoi sont faites les musiques actuelles ?
Un après-midi chaud d’été, il entend dans Washington Square ce type bizarre fredonner un blues envoûtant : “Oh oui, vraiment, un jour, j’m’achèterai un cimetière. Et ce jour-là, je mettrai tous mes ennemis à terre.” Seth sait qu’il a affaire à un son inoubliable et à une créature étrange, peut-être le diable en personne. Il sent aussi que sa vie va basculer.
De quoi sont faites les musiques actuelles, ces tubes de rock qui fonctionnent encore et toujours sur quelques accords simples et des paroles souvent désuètes ? De l’exploitation éhontée, aujourd’hui oubliée, de quelques classiques du blues, cette musique des esclaves, du sud du Mississippi.
Une musique que l’on nomma après la Seconde Guerre mondiale le rhythm and blues quand c’était les Noirs qui la jouaient… et le rock’n’roll quand les Blancs s’y mirent, pillant allègrement dans un répertoire qui n’était en rien le leur.
La part maudite du rock’n’roll
C’est cette histoire que rappelle d’abord Kunzru, cette part maudite du rock, l’hypocrisie de son mythe fondateur – le vice des origines. Une sale histoire que vont rejouer une fois de plus deux petits blancs-becs new-yorkais, Seth et son acolyte Carter, gosse de riche devenu producteur.
En prétendant que le chef-d’œuvre chanté par l’inconnu de Washington Square et enregistré à son insu est un vieil lp déniché dans les archives oubliées d’un obscur collectionneur de jazz, les deux nerds réussissent à se faire une réputation dans le milieu. “Rends-le sale, indique Carter à son associé. Faut que ça craque et que ça suinte. Je veux que ça ait le son d’un disque resté oublié sur la véranda de quelqu’un pendant un demi-siècle.”
Ce rêve américain qu’on entend dans les jingles d’époque et qui repose sur un mensonge, une arnaque habilement dissimulée. Sauf que celle-ci sera celle de trop. L’inconnu saura se venger, en son nom comme en celui de son peuple, trop longtemps spolié.
L’érudition du musicologue, le talent du romancier
Il y a une qualité rare et admirable dans l’écriture de Kunzru, cette façon qu’il a d’incarner des idées subtiles et complexes (ses réflexions sur l’évolution de la musique, comme le passage de l’analogique au numérique par exemple) à travers les faits et gestes anodins d’un antihéros faussement innocent.
Des Larmes blanches qui sentent la poisse et la sueur
A l’érudition du musicologue, contributeur de longue date des revues culturelles britanniques Mute ou Wallpaper, viennent s’ajouter l’expérience et le talent du romancier aguerri, suffisamment proche de son sujet (on l’imagine semblable à ses deux protagonistes au même âge) pour exprimer des émotions justes et profondes.
Et suffisamment distant en même temps (il a presque 50 ans) pour y glisser une dose précieuse d’ironie et de second degré. Quitte à rendre ses deux héros presque détestables par moments, comme ils le méritent d’ailleurs. Leurs Larmes blanches sentent la poisse et la sueur, la libido mal assumée des désirs sales et inassouvis.
On pense à James Baldwin, Faulkner ou Chester Himes
Le roman n’est pas exempt de limites, ces écueils inhérents au projet lui-même qu’il n’arrive pas toujours à éviter : digressions proches de l’exercice de style, personnages s’enfermant peu à peu dans leurs rôles. Jusqu’à cet habile retournement de situation à mi-chemin du récit, lorsque surgit une intrigue parallèle, seconde ligne narrative replongeant aux origines de toute cette histoire sinistre et fascinante, cinquante ans plus tôt.
Tandis qu’on songeait jusque-là au James Baldwin des débuts, à William Faulkner, Chester Himes ou encore au Triksta de Nik Cohn (ce livre génial sur le rap indé de La Nouvelle-Orléans), on bascule alors dans un tout autre registre, fantastique, ahuri, effrayant.
On ne dévoilera pas le mystère autour duquel rôdent les personnages, comme des chacals prenant leur ombre pour leur proie. On précisera seulement qu’on voyage beaucoup dans cette seconde partie de Larmes blanches, des soirées snobs de Manhattan aux coins les plus misérables du Mississippi, de la jet-set WASP au Dixie ségrégationniste de Jim Crow.
Remontant le temps comme l’espace, revenant aux racines du mal, au crime originel. Ce blues des âmes damnées. “Te fâche pas, femme, gémit l’inconnu, si au lit j’te balance des coups d’pieds. J’rêve peut-être à des choses qui te feraient pleurer.” Un air comme un mantra. Entêtant jusqu’à la folie. Ensorcelant comme un mauvais sort. Toujours plus loin, toujours plus bas.
Larmes blanches (JC Lattès), traduit de l’anglais par Marie-Hélène Dumas, 300 p., 21,50 €
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