Tandis que ressortent en salle cinq films de John Cassavetes, encontre avec Al Ruban, qui fut son producteur, chef op, monteur, et surtout ami.
Al Ruban – J’ai rencontré John en 1957, pendant la production de Shadows. J’avais été convié par des amis communs à une partie de base-ball à New York. L’équipe était composée de gens comme John, Seymour Cassel et toute la bande. J’ai rejoint l’équipe ce jour-là puis suis devenu leur ami. Un jour, John me demande si ça me tenterait de les rejoindre sur un tournage. Je ne connaissais rien au cinéma ! John m’a répondu qu’il n’y connaissait rien non plus et que c’était une bonne raison de s’y mettre ! C’était un excellent argument et je les ai rejoints pour tourner des scènes supplémentaires de Shadows.
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Travailler avec des amis, est-ce une bonne méthode ?
John ne travaillait qu’avec des personnes pour lesquelles il avait du respect ou de l’amitié. Je ne sais pas si c’est toujours la meilleure façon de faire, mais c’était la bonne pour John. C’est ainsi qu’il se sentait à l’aise. Travailler avec des amis est plus relax, on est moins parano, on ne se demande pas si untel complote contre vous.
Shadows parle de relation interraciale. Etait-ce choquant pour l’Amérique de 1957 ?
Nous, on ne fonctionnait pas en termes de ségrégation. New York était une ville très mélangée. Vivre aux côtés des Noirs était pour nous quelque chose de naturel. On avait l’impression de faire un film délicieux sur l’amour et la trahison, on s’amusait, j’aimais les acteurs et les techniciens et, surtout, le film était intéressant. Aujourd’hui, je vois bien en quoi ce film était novateur mais à l’époque, non, on n’intellectualisait pas.
Comment se passait le tournage dans les rues de New York ?
On avait un équipement léger mais aucun permis. Parfois, on sonnait chez les gens pour leur demander l’autorisation de brancher notre matériel chez eux ! Ils nous aidaient volontiers, ils appréciaient l’énergie de la jeunesse.
Shadows était contemporain des nouvelles vagues. Connaissiez-vous les films européens de l’époque ?
Oui. On les aimait ou pas, sans avis sophistiqué. Ces films nous ont surtout montré l’exemple : on pouvait s’y mettre nous-mêmes. Quand on a fait Shadows, on ne savait pas si on ferait jamais un autre film. On ne savait rien, et c’est toute la beauté de ce film. Un jour, John donnait un entretien à la radio pour la promo d’un film hollywoodien où il jouait. Il raconte qu’il essaie aussi de tourner son propre film, Shadows. Le présentateur a tout de suite dit aux auditeurs d’envoyer des sous, de s’investir dans ce projet indépendant. Dans les jours suivants, John a reçu plein de dons, pour un total de 3 000 dollars ! Il s’est dit : « Putain, maintenant, il faut vraiment que je fasse ce film ! »
Vous avez fait la lumière de Faces et monté le film. Comment ça s’est passé ?
Sur Faces, personne n’était payé, le tournage s’était étendu de façon intermittente sur plusieurs mois. J’étais fauché, je suis parti gagner ma croûte ailleurs pendant un an alors que John tournait dans Les Douze Salopards. A son retour, il m’a demandé de venir en Californie pour voir le montage de Faces. J’étais très déçu. Il manquait plein de scènes et de plans. Je lui ai dit qu’il fallait tout reprendre à zéro. Il a dit OK, si je le faisais avec lui. J’ai donc emménagé chez lui pour m’occuper du montage du film, je pensais en avoir pour un mois, ça a duré un an ! On a eu une superbe relation, mais quand il me demandait un changement qui ne me plaisait pas, je ne le faisais pas et j’essayais autre chose. On a eu quelques mots !
Le montage long de Faces était très original par rapport à celui des films hollywoodiens.
On peut le voir comme ça aujourd’hui, mais à l’époque… Les films de John sont fondés sur les personnages, leur personnalité, leur complexité. Pour cela, il faut du temps, des plans longs, afin de tout digérer, y compris les moments calmes. Ce montage long était au service des personnages, de ce type de film. On faisait les films pour nous, pour comprendre ce qu’on faisait, pas pour plaire à tout prix au public, pas pour gagner du fric.
Vous avez aussi créé la lumière de Meurtre d’un bookmaker chinois et d’Opening Night.
Ce sont les circonstances. Je me suis retrouvé à ces postes parce qu’on n’avait pas assez d’argent pour payer des pros. J’ai bien aimé le boulot de chef op mais pas au point d’en faire ma carrière. Comme John, j’aimais participer à un film du début à la fin, on aimait cette atmosphère de travail et d’amitié. John était un génie mais aussi un être humain très simple. L’amitié nous faisait tous travailler ensemble et la qualité du travail renforçait notre amitié. Nous étions une bande de New-Yorkais, avec un côté sardonique, mais nos vannes et critiques étaient constructives, elles avaient pour seul but d’améliorer notre travail.
Comment John dirigeait-il les acteurs ?
Shadows était improvisé. Mais tous les autres films étaient très écrits, à la virgule. John faisait répéter les acteurs pendant deux ou trois semaines avant le tournage. Au début, ils étaient imprégnés de leurs personnages. Mais John récrivait les scènes quotidiennement et il fallait être prêt le jour suivant pour la nouvelle version. John a fait jouer des amateurs, des professionnels, des acteurs chevronnés, des débutants, etc., et je ne crois pas que l’on puisse trouver un seul exemple de mauvais jeu dans toute sa filmo.
Comment John vivait-il son statut de » maverick », d’auteur un peu en marge ?
John se fichait des étiquettes. Il faisait les films qu’il avait envie de tourner, sur la classe moyenne et les relations amoureuses ou familiales. Il filmait ce qu’il connaissait, il ne choisissait pas ses sujets et son style pour prendre une pose.
A l’époque, quelle était la réponse du public et de la critique à ses films ?
Un petit pan du public nous était acquis mais ça ne suffisait pas économiquement pour nous permettre d’enchaîner les films. John n’était pas contre Hollywood, attention au malentendu. Il pensait juste qu’Hollywood faisait bien les films hollywoodiens mais lui voulait faire un autre type de films. Il a fait ses films pour lui, pas contre Hollywood. La critique était divisée au départ. Quand vous êtes habitué aux films hollywoodiens, voir un Cassavetes peut dérouter. Des critiques, certes minoritaires, étaient fans de nos films, mais au fur et à mesure de nos films leurs rangs ont grossi et finalement les critiques pro-Cassavetes sont devenus majoritaires. Les films de John ne sont pas gentils, amicaux, ils jouent plutôt sur l’antagonisme, demandent de l’attention, de l’engagement de la part du spectateur. On ne peut pas les regarder en mangeant du pop-corn. Mais je vais vous confier un petit secret : parfois, nos meilleures idées venaient après l’achèvement d’un film, parce que nous avions lu une critique intéressante !
Comment vivez-vous la belle postérité de John Cassavetes ?
Il la mérite ! Les gens se rendent compte que le talent peut prendre un tas de formes différentes. John disait : « Si je meurs, je ne veux pas que l’on parle de moi. Je préférerais que les gens aillent voir mes films. Ces films parlent mieux de moi que n’importe quel discours. » John était quelqu’un de très vivant, un être différent de tous ceux que j’ai connus. Je pense que John était suffisamment malin pour savoir intérieurement qu’il faisait des films intéressants, qui lui survivraient, mais il était assez discret et pudique pour ne pas en parler. Faire le prochain film comptait plus que penser à son statut.
Ressortie en nouveaux masters numériques de Shadows (1959), Faces (1968), Une femme sous influence (1974), Meurtre d’un bookmaker chinois (1976) et Opening Night (1977)
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