Rencontre avec Mélanie Thierry, l’admirable interprète Marguerite Duras dans l’adaptation de « La douleur », le nouveau film d’Emmanuel Finkiel.
Dans le nouveau film d’Emmanuel Finkiel, La Douleur, elle est Marguerite Duras. Et elle est remarquable. Rien pourtant ne semble plus étrange que de confier à une femme blonde aux yeux bleus le rôle d’une autre femme brune aux yeux verts. On connaît Mélanie Thierry depuis le début du millénaire. Elle a beaucoup tourné (même si elle s’en défend), obtenu de jolis succès auprès du public, reçu en 2010 un César du meilleur espoir féminin pour son rôle dans Le dernier pour la route de Philippe Godeau. Elle était nommée en 2017 pour un second rôle dans La Danseuse de Stéphanie Di Giusto. Mais jamais sans doute on ne l’avait vue, au cinéma, aussi habitée par un rôle.
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Mélanie Thierry n’est pas bien grande (1,60 m), et pourtant dès qu’on la rencontre, on sent qu’elle possède en elle un noyau très dur, fort, dense comme un diamant. Certes, elle est très jolie, mais c’est au-delà de la simple harmonie des traits.
Pourtant on sent aussi en elle une extrême sensibilité, une grande timidité. Au début de l’interview, Mélanie Thierry fuit systématiquement votre regard, concentrée sur ce qu’elle va dire. Peu à peu elle se détend, se laisse aller à sourire, à éclater de rire, à parler avec un léger accent parigot, et son regard se centre insensiblement sur le vôtre, comme s’il lui avait fallu un peu de temps pour faire le point, pour que vous entriez dans la profondeur de champ de sa confiance. C’est saisissant. Et puis, au même moment, passe dans son regard quelque mélancolie soudaine, passagère, intense, très violente, qui rappelle un peu Romy Schneider.
Comment Emmanuel Finkiel vous a proposé le rôle de Marguerite Duras ?
Mélanie Thierry – J’avais tourné dans Je ne suis pas un salaud, le film précédent d’Emmanuel. On ne sait pas vu pendant quelque temps. Puis on s’est revu pour la promo de ce film, il avait terminé l’adaptation de La Douleur. Je le savais, ce n’étais d’ailleurs pas secret, et je savais qu’il allait bien être obligé d’entrer dans un processus d’audition. On se connaît, on est liés, on se côtoie, on s’aime bien et on s’estime, même. Bref… Dans le dossier de presse, Emmanuel dit que c’est moi qui lui ai proposé de passer les essais. Je ne suis pas d’accord. Ça ne me ressemble pas du tout… Même dans un moment de confiance ou d’égocentrisme, ça ne m’arriverait jamais de faire une telle proposition parce que j’aurais trop peur de prendre une veste.
Je crois qu’en évoquant ce projet, on s’est dit très simplement, un peu comme une évidence : est-ce que ça ne vaudrait pas la peine qu’on fasse une séance de travail ensemble ? Ça débouchera certainement sur rien, mais comme il me disait qu’il ne savait alors absolument pas où il voulait aller, et qu’il était un peu embêté parce qu’il avait eu la voix et l’image de Duras tout le long de son écriture, et qu’il réalisait qu’il devait s’en débarrasser et se confronter à quelque chose de bien plus concret… Donc on a passé les essais. J’avais un point de plus que les autres parce que comme je le connaissais, lui et son cinéma, de l’intérieur, parce qu’il a une manière tout à fait particulière de travailler.
En quoi ?
Il déteste tellement la performance, filmer ne serait-ce que l’idée d’un personnage (il ne supporte pas cette idée), il aime s’approcher le plus près possible de la peau (il déteste le maquillage), il ne supporte pas qu’on triche, il voit tout, tout, il est terrible et il n’est pas complaisant, il est dur, il t’enveloppe d’une tendresse folle, mais il peut avoir des élans de colère et d’impatience proches de la folie, parfois, qui peuvent être déstabilisants pour certains.
Pour vous aussi ?
Moi, ça ne me déstabilise pas, parce que j’ai tellement d’admiration, je comprends tellement pourquoi il est si animé et passionné qu’il m’émeut, même s’il peut être parfois injuste. Il trouve souvent que c’est fabriqué et que la coquille est vide. C’est ce que l’entends dire, en tout cas ! Quand on a passé les essais, j’estimais aussi que j’avais un point de retard sur d’autres actrices parce que je ne me sentais pas capable de jouer une femme de lettres.
Mais pourquoi ?
Parce que tes complexes t’accompagnent et que même quand tu t’en défais, ils te ressautent parfois à la gueule… Et puis il y avait aussi la question la ressemblance physique. Je me rendais bien compte qu’il ne s’agissait pas de lui ressembler totalement, mais que si on pouvait lui ressembler un petit peu, c’étais quand même mieux ! (Elle rit)
Vous vous êtes maquillée ?
(Elle rit) Ah non, si j’avais mis la moindre trace de maquillage sur mon visage, je me serais fait débarbouiller immédiatement avec le premier bout de papier toilette venu ! Disons que comme je suis normalement très blonde et des yeux très bleus, j’avais l’air plus sérieuse en ayant une couleur de cheveux plus châtain, et des lentilles pour que mes yeux soient moins bleus. Ils restent clairs, n’est-ce pas, dans le film, mais on se rapproche plus des yeux verts noisettes, je crois, de Marguerite Duras. Il fallait quand même que les lentilles ne me fassent par perdre d’intensité dans le regard, d’émotion. Et puis trop forcer aurait pu passer pour une tricherie. Et c’est ce qu’Emmanuel Finkiel rejette, déteste, conchie même. On a juste fait illusion.
La ressemblance passe aussi par la voix, ou plutôt par le débit, et pas la musicalité de l’écriture de Duras, notamment et surtout dans les voix off.
Il faut trouver le rythme, la mélodie, cette façon si particulière de se promener sur les phrases. Quand Delphine Seyrig jouait du Duras, on entendait du Duras, mais Seyrig était en même temps totalement elle-même. Jeanne Moreau pareil. Il fallait donc trouver la mélodie durassienne, et il faut aussi se l’approprier. Ce que je trouve assez beau dans la voix off, c’est que parfois on entend la mélodie, et puis par moments, c’est totalement ma voix. Ça se mêle bien, je crois.
On sent que tout est très pensé, même si le film n’est justement jamais figé.
Je ne dirais pas que j’y suis allée les mains dans les poches, la fleur au fusil, oui, en me disant que ça passera ! (Elle rit) Non, ça ne passe pas comme ça… Évidemment, si Finkiel n’avait pas cette maîtrise, cette réflexion, ça aurait été nul !
Oui, mais bon..
Mais si. Ce sont les réalisateurs qui font naître les actrices ! C’est comme ça que ça se passe. Si si, c’est comme ça que ça se passe…
Évidemment, ce n’est pas moi qui vais vous dire que je ne crois pas à la mise en scène au cinéma. Mais il ne fait non plus vous vous retiriez tout le mérite de votre interprétation !
Ah non, mais je sais que notre collaboration fonctionne très bien, parce qu’on se comprend, même si on se parle très peu. On se comprend.
J’aimerais qu’on parle de cette scène où l’on vous annonce que votre mari, qui sort d’un camp de concentration et que vous attendez depuis des années, est sur le chemin de votre domicile, qu’il va vous apparaître d’une minute à l’autre, et qu’il faut que vous preniez votre courage à deux mains parce qu’il est dans un très mauvais état physique. Vous poussez alors un cri déchirant, un cri de panique saisissant comme on en a rarement vu au cinéma… Où l’avez-vous trouvé, ce cri de la douleur ?
Il ne fallait pas en faire une pleurnicheuse, de Duras. Il fallait se dire que si elle craquait, elle ne devait craquer qu’à un moment, un seul, et que si elle craquait elle devait craquer véritablement, et que ce ne soit pas du chiqué. (Elle est émue)
J’ai l’impression que tout le long de la préparation, j’avais cherché des choses, histoire de te mouiller, de te frotter, de trouver à ce que c’est, comment ça peut se manifester, et puis après tu traverses le tournage. Cette scène n’a pas été tournée à la fin, mais disons qu’heureusement qu’on ne l’a pas tournée le premier jour… Voilà. La vérité, c’est que tu ne sais plus rien et que tu te dis qu’il faut que tu y ailles pour de bon. Et une fois. Alors je me suis donné deux gifles avant le clap. J’étais tellement habitée, que même moi, il fallait qu’à un moment je lâche, moi la personne. Tu tiens, tu tiens, tu tiens, tu tiens, tu tiens… et à un moment, il faut que ça sorte. Et ça sort tout seul. On n’a donc fait qu’une seule prise.
Quoiqu’il arrive au film, commercialement parlant, je pense que ce rôle est le plus beau rôle de votre carrière. Qu’en pensez-vous ?
J’aime beaucoup les seconds rôles que j’ai joués (dans La Danseuse, par exemple), et ça m’amuse de faire des apparitions des clins d’oeil (comme dans Au revoir là-haut de Dupontel). J’aime beaucoup les films dans lesquels que j’ai joué des rôles importants, comme, par exemple, La Princesse de Montpensier de Bertrand Tavernier, contrairement à vous [et toc ! – Note de l’auteur de ce papier], qui pour moi est déjà un classique de cinéma et qui ne prendra pas une ride. Mais quand tu as un rôle comme celui que je joue dans La Douleur, tu as soudain l’impression qu’un rôle rentre dans ton existence. Et ça n’arrive pas tous les jours ! (Elle rit) Et il ne se passe pas grand-chose au milieu ! On ne peut pas avoir des très grands rôles tous les jours ! Et puis il faut être prêts à les accueillir, il y a des rendez-vous plus importants que d’autres, c’est comme dans la vie… (rire)
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