Comme coupés d’eux-mêmes, des acteurs masqués jouent en play-back… Une manière pour l’Allemande Susanne Kennedy d’atteindre des sommets de distanciation.
En ethnologie, l’amok désigne le comportement d’une personne en proie à une crise de folie meurtrière provoquée par des frustrations sociales, l’individu atteint se suicide en général après la perpétration d’un massacre.
Pour dénoncer le bonheur factice de vivre dans l’Allemagne des années 1970 – à travers leur film Warum laüft Herr R. Amok ? –, Rainer Werner Fassbinder et Michael Fengler jouaient les apprentis sorciers en documentant le cas d’un employé modèle, heureux en ménage et bon père de famille qui, victime de cette bouffée délirante, passe à l’acte et tue ses proches avant de mettre fin à ses jours.
A la manière d’une ardoise magique, elle témoigne avec humour
Pour rendre compte de l’œuvre et la transposer sur un plateau, Susanne Kennedy a conçu un captivant protocole opérationnel qui interroge l’ensemble des codes de la représentation. En référence à la chambre noire où se révèlent les images du cinéma, la metteure en scène allemande revendique le contre-pied d’inscrire son spectacle dans le huis clos d’une pièce revêtue de lambris de bois clair.
Cette boîte s’ouvre et se referme comme un obturateur photographique. A la manière d’une ardoise magique, elle témoigne avec humour du montage entre les plans du film. Comme si elle procédait avec eux à un arrêt sur image, les acteurs de la troupe du Kammerspiele de Munich portent des perruques et des masques translucides qui effacent leurs traits pour ne donner à lire sur leur visage que l’expression de la sidération où le récit va les mener.
Sur le tournage, et en accord avec les principes de l’anti-theater, les deux réalisateurs proposaient un simple canevas de situations où chaque scène était improvisée. La retranscription de ces dialogues a été préenregistrée par les comédiens. Partition gravée dans le marbre, elle devient une bande-son interprétée en play-back devant les spectateurs.
Un sommet de sophistication et de mise à distance du réel
On découvre à cette occasion pour la première fois sur une scène française le travail de Susanne Kennedy. Sommet de sophistication et de mise à distance du réel, son théâtre s’entoure de multiples carapaces pour produire sa fiction. Puissante fabrique d’images, il dialogue avec une formidable rigueur et sur un pied d’égalité avec le cinéma de Fassbinder et Fengler. Pourquoi s’arrêter en chemin ?
Puisqu’un demi-siècle est passé, l’artiste pousse le bouchon jusqu’à se permettre d’en retravailler la chute. Chaque œuvre a un avenir et celui de ce film se joue chaque soir au présent dans cette fabuleuse réinterprétation que nous offre Susanne Kennedy. Du grand art. Patrick Sourd
Warum läuft Herr R. Amok ? (Pourquoi M. R. est-il atteint de folie meurtrière ?) d’après le film de Rainer Werner Fassbinder et Michael Fengler, mise en scène Susanne Kennedy, avec la troupe du Kammerspiele de Munich, en allemand surtitré, du 25 au 28 janvier, Théâtre Nanterre-Amandiers, centre dramatique national