L’écrivain, lauréat du dernier prix Médicis pour “Tiens ferme ta couronne”, nous parle de son rapport au cinéma et de la réalisation de son court-métrage « La Reine de Némi ».
Yannick Haenel est invité, pour plusieurs séances jusqu’au 10 février, à la Cinémathèque Française, pour présenter les “films de sa vie ». Une sélection exigeante de films, qui s’esquisse en forme d’autoportrait de l’écrivain, avec au programme : Prénom Carmen de Jean-Luc Godard, La Porte du Paradis de Michael Cimino ou encore Méditerranée et L’Ordre de Jean-Daniel Pollet. Il y montrera aussi son court-métrage, La Reine de Némi, qu’il vient de réaliser: l’histoire d’un idiot qui vit dans les livres et d’une obsession érotique autour de l’image mythologique du chasseur Actéon et de la déesse Diane, et où les nymphes dansent sur de la techno. L’occasion était toute choisie pour interroger le récent lauréat du prix Médicis, pour Tiens ferme ta couronne – un roman où l’on retrouve Michael Cimino et Isabelle Huppert -, sur son goût du cinéma et la réalisation de son film.
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Comment et quand est né votre goût pour le cinéma ?
C’était en 1979, j’avais 12 ans et je vivais à l’époque en Afrique. Une séance en plein air d’Apocalypse Now, qui venait d’avoir la Palme d’or, avait été organisée. Ça a été un film initiatique, presque originel, même si je n’y ai pas compris grand chose. J’étais placé au premier rang et l’écran était presque comme au-dessus de ma tête, à la place du ciel. La tête de Marlon Brando, surgissant des ténèbres et criant l’horreur, et la silhouette névrotique du capitaine Willard, remontant le cours du mal, sont longtemps restées comme des archétypes. J’avais l’impression d’avoir vu un film d’horreur. Ma passion subite pour le cinéma était donc placée sous le signe de la violence, dans un univers très masculin. J’ai recherché pendant longtemps une prise d’intensité et d’adrénaline dans les films, que je n’ai trouvée, au fil du temps, quasiment que dans le cinéma américain, chez Martin Scorsese ou dans les westerns, aussi bien ceux de John Ford que la série des Trinita, ou alors chez Werner Herzog.
Je me suis mis, ensuite, à aller au cinéma pour voir des filles, des visages de femmes, que je trouvais davantage dans le cinéma européen, comme celui de Ingmar Bergman, qui m’a fasciné. Ça coïncidait aussi avec mon gout pour la littérature, là aussi européenne. Puis quand j’étais étudiant à Rennes, je lisais Les Cahiers du cinéma, et j’étais obsédé par le cinéma des Straub ou de Jean-Luc Godard, dont j’ai voulu voir tous les films.
Peut-on dire alors que votre rapport au cinéma américain est lié surtout à l’image et votre rapport au cinéma européen lié aux mots ?
C’est à peu près ça, même si ça peut se tordre, notamment quand on pense aux films de Michael Cimino. Ce sont des grands films politiques, qui construisent des images mentales, et relève de la philosophie et du théâtre de l’intime. La Porte du paradis est un grand film sur l’extermination et une méditation sur l’amour homosexuel et hétérosexuel, à travers le triangle amoureux.
D’où le fait que Tiens ferme ta couronne, votre dernier livre, très marqué par le cinéma américain, soit votre livre où la violence est la plus présente ?
Dans chacun de mes autres livres, il y a toujours la silhouette très parisienne de Jean-Pierre Léaud, qui est plus ou moins présente ou effacée. Utiliser le cinéma américain, qui est très loin de ma vie, comme celui de Michael Cimino ou de Francis Ford Coppola, me permettait de parler de notre monde en mettant des écrans, d’un point de vue presque psychanalytique. J’avais envie d’interroger le cinéma avec Tiens ferme la couronne, de nouer les mots et les images, un peu à la manière de Gilles Deleuze. Jean-Luc Godard et Serge Daney ont dit que le cinéma est un lieu que l’on va habiter, c’est une idée que j’aime beaucoup.
Votre vision du cinéma est très liée au lieu. Le cinéma américain vous laisse-t-il plus de liberté parce que c’est un lieu, pour vous, purement fictionnel, à l’inverse de celui occupé par le cinéma européen, qui vous est plus proche ?
Je pense à Wim Wenders, dont Paris, Texas m’a beaucoup marqué. C’était un choc, quand on a 17 ans, de se prendre l’Amérique représenté par un Européen. L’Amérique est un lieu que je projette imaginairement. Je viens de voir la troisième saison de Twin Peaks, et ça m’a beaucoup plu qu’on s’enfonce dans le fin fond de l’Amérique. Ce qui m’attire dans cet immense territoire, c’est qu’il est le lieu d’une infamie, d’une irruption criminelle immense et monstrueuse. C’est ce que nous dit David Lynch lorsqu’il montre que les essais atomiques ont refondé l’Amérique sur un versant fantomatique, qu’ils ont créé un pays de mutants.
L’Europe est, à l’inverse, liée à la mythologie grecque et romaine. Lorsque j’ai fait La Reine de Némi, je me sens chez moi. J’aime y interroger l’érotisme, ce que l’on voit quand on aime quelqu’un, et le lier avec des mythes. Je redéplie ça dans mon court-métrage, qui est une comédie, où je joue un bouffon à qui sa femme lui demande d’arrêter de vivre dans ses livres et de faire son cinéma, et lui dit que s’il veut vraiment la regarder il faut aller en Italie, voir un lac pour savoir ce qu’il y a à l’intérieur.
Que cherchez-vous dans les images, vous, dont l’écriture résonne beaucoup avec des images, picturales ou cinématographiques ?
J’ai une passion, presque enfantine et fétichiste, pour les images : j’en ai partout, je les archive. Il me semble qu’en construisant un livre à partir d’images, que j’invente ou que je recopie, comme dans Jan Karski où j’ai recopié, à la manière des Grecs pratiquant l’Ekphrasis, 40 minutes du Shoah de Claude Lanzmann, je me permets de défaire la narration réaliste. Dans Zabriskie Point, il y a une phrase que j’adore, qui est le slogan « Faire sauter la sociologie ». Les images désactivent l’adhérence à la société. Je préfère me fonder sur une suite d’images mythiques, mentales et spirituelles.
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J’écris des livres que je voudrais contemporains mais en ramenant de très vieilles images. L’idéal serait que tout soit profane et sacré en même temps. Que tout soit images ! La littérature réaliste me dégoûte. Un écrivain doit se frayer un chemin à travers le mal et la vérité pour revenir à la fondation des choses et à la désintégration du monde. Jean-Luc Godard m’intéresse pour ça, même s’il a radicalisé sa pratique avec les Histoires du cinéma où il n’a plus qu’un geste d’historien-poète.
Avez-vous créé les images de la même manière dans votre film, que dans vos livres ?
La Reine de Némi est un film qui est très écrit, sans dialogues in, juste porté par trois voix off, qui transmettent la parole écrite. J’ai pensé, et même dessiné chaque cadre. Je projetais les images et j’imaginais le film comme une succession de tableaux vivants. L’idée était de trouver quelque chose qui crève l’écran, c’est-à-dire de ramener une très vieille histoire qui relève de l’irreprésentable, en ramenant deux jeunes femmes qui jouent des nymphes. Le film est fait de manière artisanale, un peu comme j’écris un livre. C’est d’ailleurs, à mon sens, un film d’écrivain. Je ne veux pas continuer le cinéma, ou alors pour faire des films comme celui-ci, que j’envisagerai comme des essais. Ce film dure une demi-heure, et ce format court me convient bien, pour désactiver le trop-plein narratif du cinéma.
Vous avez aussi accordé beaucoup d’importance au son, est-ce ça qui caractérise un film d’écrivain ?
J’étais enseignant à l’école du Fresnoy, un de mes collègue là-bas était le directeur de la photographie et réalisateur Bruno Nuytten et un soir il nous a diffusé India Song, qu’il a quasiment coréalisé avec Marguerite Duras. Je me disais que le caractère invocatoire des voix sortis des corps – on peut même dire que chez Duras les voix font naître les corps – m’a donné l’idée de raconter l’histoire d’un couple dont la vérité se trouve sur les bords d’un lac, peut-être quelques siècles avant Jésus-Christ, puisqu’ils se prennent pour Actéon et Diane. J’ai compris que ça ne pouvait fonctionner que si l’on séparait les voix des corps et je me suis dit qu’il y avait là quelque chose que je savais faire, qui était cohérent avec l’écriture.
J’ai l’habitude d’écrire à la main, sur des cahiers le matin et se retrouver à faire un film, même avec une petite équipe, ça m’échappe déjà trop. Je recherche la solitude, pour trouver à travers elle le monde. Sur un plateau de tournage, c’est de la politique.
Quel rapport entretenez-vous aux acteurs, en tant que spectateur ?
Il y a d’abord une sorte de projection masculine évidente. J’aime bien que le corps masculin soit représenté d’une certaine manière, qui est aussi celle que je reprends dans mes livres, avec le personnage de Jean Deichel. Des acteurs comme Jacques Dutronc, Stanislas Merhar, Jean-Pierre Léaud, qui ont un corps graphique, assez maigre, vertical, minéral et presque inexpressif, avec des voix blanches. Une forme de passivité masculine, proche de la statuaire, que j’aime bien et qu’on retrouvait déjà chez Robert Mitchum. L’incarnation masculine passe également par un mélange de folie et de burlesque, comme avec João César Monteiro, ou comme lorsque Jean-Luc Godard joue l’oncle dans Prénom Carmen et l’idiot dostoïevskien dans Soigne ta droite.
Concernant les actrices, c’est très différent et ça relève d’un versant très érotisé, presque agressif chez moi. Je suis touché par une présence féminine comme figurant la vérité. Il y a, là, une question presque bataillienne d’irruption et d’incarnation. Fabienne Babe (Le Dernier Plongeon, Que le diable nous emporte), par exemple, est une très grande actrice, ou encore Irène Jacob dans La Double Vie de Véronique. Elles incarnent des images qui, par la trainée érotique des corps, relève de la magie. J’attends d’un film qu’il comble mon désir et qu’il produise un acte magique, un ravissement.
Comment envisagez-vous la projection cinématographique ?
Je reste attaché à la projection par le rituel de la séance, pendant laquelle je prend des notes sur un cahier. Je la pratique à la séance de 14h, qui pour moi va de pair avec une idée du désœuvrement. Le cinéma est alors un moyen de ne pas travailler et de fuir la société. A 14 h, il n’y a que des retraités, des étudiants ou alors des isolés. Je regarde aussi beaucoup de films chez moi, au moins un par jour. J’aime être seul chez moi face un film, c’est comme lire un livre.
J’ai un rapport amoureux, voir obsessionnel, avec les films que j’aime. J’ai besoin de revoir régulièrement, sur Youtube en général, des extraits de films, comme ceux de Monteiro. Je suis aussi dans l’addiction ; plus jeune je pouvais aller voir 3 ou 4 fois un film en salle lors de sa sortie.
« Les Films de sa vie » par Yannick Haenel, jusqu’au 10 février à la Cinémathèque française, Paris (XIIe). Le jeudi 18 janvier à 19h: La Reine de Némi de Yannick Haenel, Méditerranée et L’Ordre de Jean-Daniel Pollet; Le jeudi 25 janvier à 19h30: Prénom Carmen de Jean-Luc Godard; Le samedi 10 février à 14h30: La Porte du Paradis de Michael Cimino.
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