C’est l’été et vos contributions sur les concerts et festivals sont les bienvenues. Premier épisode avec le récit du passage de Tricky au Zénith de Paris.
TRONCHE DE BACON
Pourquoi va-t-on à un concert de Tricky ? Pour tenter une expérience limite, pour assister à une performance physique et visuelle.
Retentons l’expérience.
Il est environ 21h30 lorsque s’avance sur scène une timide jeune fille.
Derrière elle, comme une ombre, Tricky. Elle chantonne en français une petite histoire d’amour, puis Tricky lui murmure quelque chose à l’oreille : « j’ai un message de Tricky pour vous, il est très heureux d’être là. »
Elle disparaît, et il apparaît.
Tatouages et short de boxeur, le ton est donné, le combat peut s’engager, combat entre lui et nous, entre lui et lui.
Pour tous ceux qui ont déjà assisté à un concert de Tricky, où il faut tendre le cou et affûter son regard pour l’apercevoir se tordre de dos, dans le noir, collé au fond de la scène, la surprise est de taille: le voilà prêt à combattre sur toute la scène, c’est à peine si ce cadre peut
le contenir.
Voilà bien en effet la particularité de ce performer, il explose les limites convenues d’une prestation scénique, il se plante dans notre système nerveux, et nous tient dans la tension animale qu’il projette.
Constanza est de l’autre coté de la scène et on ne peut qu’admirer ses facultés d’adaptation; elle ne cessera de lancer des regards interrogateurs vers Tricky, ne sachant jamais quand elle doit démarrer ou s’arrêter de chanter.
Car sur scène, la bête explose littéralement, sa tête ne cesse de faire des allers-retours, son corps se convulse, se tord, s’étire, se contracte intensément puis se détend brutalement, c’est une toile de Bacon animée.
Entre figuration et abstraction, Tricky symbolise « l’accident », il violente notre système nerveux, il est poignant, il réveille tous nos niveaux de sensations, il nous promène au bord du précipice.
Les paroles s’échappent par jets de sa bouche grande ouverte, sa voix si particulière, si intense, se déroule jusqu’au bout de sa langue tendue; tant que le morceau le tient, il continue, il expose son corps à toutes les
déformations, ses chansons subissent le même traitement; il atténue la présence des instruments d’un large signe de ses bras ouverts, pour mieux laisser sa voix occuper l’espace. Il semble trop à l’étroit dans son corps; la seule comparaison scénique qui vient à l’esprit est Iggy Pop, mais
l’Iguane se met plus en danger car il se donne au public.
Tricky, s’il est maintenant heureux d’être sur scène, nous permet juste de le regarder, de se charger de son énergie, mais il ne s’adresse pas directement à nous, il ne sort de sa transe que pour mieux y replonger après avoir allumé un autre pétard, après avoir teinté son souffle asthmatique d’éclats stroboscopiques.
Il interrompt chaque morceau brutalement, de la même façon qu’il entre soudainement dedans. Il s’approprie alors le morceau amorcé par Constanza, il lui donne corps rageusement, jusqu’à ce que les mots semblent surgir de
sa propre chair, et lorsque sa voix se tait, il sourit et se pourlèche les lèvres, rassasier par le festin qu’il vient de s’offrir.
A déformer ainsi son corps et nos perceptions, il exprime une Vulnérabilité qui nous laisse épuisés et comblés.
Comme Kitano, comme Bacon, comme Claude Lévêque, Tricky est un artiste du saisissement, il introduit la digression au c’ur de l’action, en alternant des plages contemplatives et des étendues de violence sèche.
Perrine LE QUERREC