Call centers, offres promotionnelles, livraison à domicile… avant l’appli ? Aujourd’hui, à Paris, plus la peine de se déplacer pour acheter son pochon. Une “ubérisation” du trafic qui semble satisfaire autant les revendeurs que les consommateurs. Mais que fait la police ?
Vendredi, 17 heures. Ce soir, Jean* a prévu une soirée tranquille. Pas tellement envie de sortir, trop fatigué pour voir du monde. En fait, Jean rêve de fumer des pétards en regardant des conneries à la télé. Problème : pas d’herbe à la maison. Mais au fond, ce n’est plus tellement un souci. A 27 ans, ce communicant pour une grosse entreprise fume depuis une dizaine d’années. Et depuis environ trois ans, il ne s’est pas déplacé une seule fois pour acheter sa beuh. Aujourd’hui, en quelques SMS, c’est réglé. Le premier, c’est lui qui l’envoie. “Salut ! T’es dispo ?” Réponse deux minutes après : “Oui adresse stp”. Il pianote les coordonnées de son appartement de l’Est parisien. Réponse : “OK, 2 personnes avant toi, vers 19 h”.
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“Lui, il est pas mal, apprécie Jean en étalant tranquillement les jambes sur son canapé. Ils doivent être plusieurs parce que c’est rarement le même qui me sert, j’en ai vu au moins trois différents. Ils sont réglo, courtois et ils tiennent au courant de l’attente.” Comme un écho, une petite heure plus tard, le bip de son portable résonne. Un SMS : “45 min”. Le livreur est en route. Deux autres messages compléteront le décompte à trente puis dix minutes de l’arrivée. Avant un dernier SMS : “Il est là, Peugeot noire”.
“A bientôt poto, porte-toi bien »
Jean descend rapidement. Garé à quelques mètres de sa porte cochère, un homme d’une vingtaine d’années lui adresse un discret geste de la tête depuis sa voiture. Jean monte à l’avant. “Tu vas voir, c’est de la frappe”, lui glisse le livreur avec un clin d’œil en sortant de dessous son siège un pochon rempli d’herbe. Cinquante euros, environ six grammes. Les deux hommes se claquent la main. “A bientôt poto, porte-toi bien. Hésite pas si t’as besoin, on est toujours dispos.”
Jean remonte chez lui, la poche bombée par son sachet d’herbe. Il est 19 heures. En deux heures, une livraison tout à fait illégale s’est déroulée en plein Paris. Aussi simplement que s’il avait été question de sushis. “C’est juste un peu plus long, rigole Jean, en expert des livraisons qu’il est. Certains vont jusque dans ton hall ou devant ta porte, eux ils restent en voiture. Je préfère ceux-là, parce qu’ils ont vraiment de la bonne qualité.” En roulant un joint, il s’arrête un instant en souriant face à notre regard éberlué : “Ouais, c’est un peu hallucinant quand même. Les mecs ont tout compris, c’est vraiment ‘Allo Bédo’ !”
“C’est bien simple, à Paris, il n’y a plus que des livreurs »
En France en général et à Paris en particulier, ce phénomène est devenu massif. “C’est bien simple, à Paris, il n’y a plus que des livreurs, décrit une magistrate qui traite de ces questions dans la capitale. Il y a encore quelques points de vente de rue dans les arrondissements du nord, mais c’est rare. Désormais, ce ne sont plus que des plates-formes téléphoniques avec des livreurs en scooter ou en voiture qui viennent servir à domicile.”
Une tendance pointée dans le dernier rapport de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), qui diagnostique un “aller vers” des dealers jusqu’aux consommateurs. Le fonctionnement est presque toujours le même : un chef de réseau tient un numéro principal qui centralise les commandes. Une fois les adresses envoyées par les clients, il les dispatche par SMS auprès des différents livreurs qui travaillent pour lui. Efficacité, rapidité et sécurité.
Des rôles bien définis
Cette technique de vente par call center, longtemps réservée à la cocaïne et autres drogues dures, s’est adaptée au cannabis et a réellement explosé à partir de 2015. Selon l’OFDT, c’est une réaction – notamment – à la mise en place des zones de sécurité prioritaires en 2012, à la médiatisation des règlements de comptes de cités et aux attentats des dernières années, le tout ayant accru la présence policière autour des points de vente traditionnels.
Un nouveau système décentralisé où les rôles sont bien définis. Sami a une vingtaine d’années. Il est livreur depuis quelques mois, peut-être plus. Il reste évasif sur tout ce qui peut aider à l’identifier, “parce qu’il faut se méfier, les flics sont quand même forts”. Beau garçon, rasé de près, habillé discrètement. Seule coquetterie visible, une montre un peu clinquante accrochée au poignet. Sami travaille au sein d’une équipe de “quelques personnes” organisée autour d’une plate-forme téléphonique. Toutes originaires de son quartier de proche banlieue parisienne. Une ou deux têtes de réseau et plusieurs livreurs véhiculés. La voiture n’est pas à lui, elle est fournie par ses chefs. “Et elle est assurée”, rigole-t-il.
Sami ne livre que de l’herbe. Parfois un peu de résine mais c’est rare. “Les gens préfèrent la beuh, ça se vend mieux”, explique-t-il simplement. Jamais de cocaïne ou de MDMA, très appréciées des fêtards et seconde part du marché de la drogue en France. “Trop risqué”, estime-t-il. Est-ce que son réseau en livre à côté ? Il secoue la tête. “Je veux pas savoir, tout ce que je sais c’est que moi je livre que de la beuh.”
“Tu vois que les clients et c’est très rapide”
Cinq jours par semaine, Sami “embauche” vers 14 heures et termine vers 2 ou 3 heures. Un peu plus tard le week-end. Il n’est jamais en contact téléphonique avec les clients, quasi exclusivement parisiens. Sur un portable consacré au trafic, il reçoit par SMS des adresses auxquelles il doit livrer des sachets d’herbe d’une valeur de cinquante euros. “Je dois juste dire où j’en suis, combien j’ai encore de clients à livrer et combien il me reste. Et j’envoie un SMS quand c’est terminé.”
Il ne se déplace jamais avec de grandes quantités. Pas plus de quinze sachets par voyage, soit environ sept cents euros de marchandise. Une fois qu’il a tout livré, il va déposer l’argent dans un endroit et récupère dans un autre des sachets qui lui sont destinés, cachés là par un tiers. Et rebelote pendant plusieurs heures. “Si c’est bien organisé, tu rencontres personne au niveau de l’argent et du produit. Tu vois que les clients et c’est très rapide.” Tout est fait pour réduire les risques et maximiser la productivité. “Limite, il y a des gens qui ne savent même pas pour qui ils bossent”, pense-t-il. Avant de sourire : “Bon, en général on sait quand même. Tu ne montes pas une équipe avec n’importe qui.”
“Sur le marché hyperconcurrentiel de la drogue, de nouveaux modes se sont développés. Les dealers ont récupéré les codes de la livraison à domicile”
Il assure ne pas compter le nombre de personnes qu’il livre par jour. Entre dix et vingt, plus le week-end. Il est payé à la semaine, selon la quantité vendue. Combien ? “Assez”, lâche-t-il sans s’épancher. Selon les estimations des services de police et des spécialistes, les livreurs ne sont pas très bien payés lorsqu’il s’agit de cannabis. Environ 1 000 à 2 000 euros par mois. Nettement moins que les têtes de réseau qui brassent parfois jusqu’à plusieurs centaines de milliers d’euros sur un an.
“On est véritablement entré dans une forme de généralisation, d’ubérisation de la vente de cannabis, analyse David Weinberger, chargé de recherche à l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice. Sur le marché hyperconcurrentiel de la drogue, de nouveaux modes se sont développés. Les dealers ont récupéré les codes de la livraison à domicile.” Les mêmes qui sont apparus avec Uber, Deliveroo ou Allo Resto, modèles légaux de ce marché sous-terrain.
Ventes flash et promotions
Avec près d’un million et demi de fumeurs réguliers de plus en plus exigeants à travers le pays, il faut se démarquer pour séduire. Cela passe par la fidélisation. Dans le milieu de la livraison, ventes flash et promotions sont légion. Régulièrement, les acheteurs reçoivent des SMS qui les avertissent d’offres avantageuses souvent limitées dans le temps.
Florian, 26 ans, est un consommateur régulier. Comme Jean, il se fait systématiquement livrer. Sur son portable, ce directeur artistique fait défiler les nombreux messages qu’il reçoit. “Salut c’est Lucas, toujours dispo avec du vert. 50e = 7g. 2 achetés le 3e à – 10”, ou encore “Salut la mif’, promo spéciale Halloween, seulement aujourd’hui et demain, 4 achetés 5e offert”. Des messages comme ceux-là, Florian en reçoit des dizaines par mois. Si les mots-clés sont surtout utilisés pour les drogues dures – Caroline pour la cocaïne ou Marie-Danièle pour la MDMA –, il y a néanmoins quelques codes pour l’herbe : “du vert”, “de la V” ou “Get 27”. Parfois des textos plus poétiques préviennent, à grand renfort de smileys, de l’arrivée de “Beuhatrice”…
Pour plus de sécurité, les numéros changent régulièrement et les dealers renvoient à cette occasion une salve de SMS pour prévenir les clients dont ils ont enregistré le contact. D’après une source policière, certaines plates-formes compteraient jusqu’à trois cents clients. Ces derniers sont soit parrainés par d’autres, soit démarchés dans les bars ou les soirées.
“Il faut vendre de la confiance »
Ce mode de vente est donc très prisé des acheteurs. D’autant que ces nouveaux dealers sont sympathiques, un autre aspect apparu avec la livraison : “L’un des enjeux de la vente à domicile est d’être accepté socialement, explique David Weinberger. Ils embauchent des gens qui présentent bien, qui sont avenants. Il faut vendre de la confiance.” Sami, le livreur, confirme : “Il faut être sympa avec les clients, c’est une des règles. On est polis, discrets, bien sapés. Quand tu vas acheter quelque chose, t’as pas envie que le vendeur te parle mal. Bah là c’est pareil.”
Une qualité qui transforme totalement le rapport au dealer et à l’acte d’achat de drogue. Comme chez Uber ou Deliveroo, les livreurs sont désormais au service du client. Florian apprécie ces standards commerciaux : “Ils sont sympas, t’appellent ‘poto’, ‘frérot’. Souvent ils ont ton nom. Ils te mettent vraiment en confiance.” Plus jeune, Florian allait chercher son morceau de shit ou son pochon de beuh directement dans les “fours”, ces points de vente fixes en cité, ou chez les dealers du quartier. Outre une qualité pas toujours assurée, l’ambiance générale n’était pas la même. “Avant, les dealers se prenaient pour Tony Montana. Ils posaient leurs couilles sur la table et se la jouaient caïds. Aujourd’hui, ils ont compris que ça faisait peur à des petits mecs comme nous, ils font vraiment du business.”
“Avant, quand on achetait des trucs, on était des boloss. Aujourd’hui, on est des clients”
Un autre client, Samuel, se rappelle, il y a cinq ou six ans, la réponse cinglante de ce dealer à qui il avait demandé s’ils pouvaient se retrouver à mi-chemin pour la transaction. “T’as cru que j’étais Domino’s Pizza ou quoi ? Tu viens ou t’as rien.” Sans moufter, il avait traversé la ville pour le retrouver. Aujourd’hui, une telle réponse serait impensable. “Avant, quand on achetait des trucs, on était des boloss. Aujourd’hui, on est des clients.”
Le rapport de force s’est d’ailleurs presque inversé. Récemment, Florian a été mal servi. Mauvaise qualité, petite quantité. “Je me suis permis d’appeler le numéro principal pour me plaindre, raconte-t-il. C’est quelque chose que je n’aurais jamais fait avant.” Le vendeur s’est excusé et lui a promis de l’arranger la prochaine fois. Lorsque Florian a acheté à nouveau, la quantité était au rendez-vous, mais pas la qualité. Il a décidé de ne plus rappeler. “Mon exigence de client et le nombre de vendeurs sur le marché font qu’aujourd’hui je peux me le permettre.”
“Sur le principe, les grossistes sont les mêmes”
Confort et sécurité jouent également un rôle dans le succès de la livraison de drogue à domicile. Nicolas habite à Montreuil (Seine-Saint-Denis). A dix minutes de chez lui, il y a un “four” ouvert sept jours sur sept. Pourtant, il préfère se faire livrer. Pour lui, le calcul est simple. Pour cinquante euros, il y serait peut-être mieux servi, sûrement plus rapidement, mais il n’est pas sûr de ce qu’il aura et surtout, il y a le risque que la police l’attende à la sortie de la cité.
Les “fours” des cités ne sont pas délaissés pour autant. Le secret d’une bonne plate-forme étant de tenir la chaîne d’approvisionnement, il faut du produit en flux constant, d’assez bonne qualité pour fidéliser et pas trop cher pour pouvoir marger. Il faut donc des contacts. Or ces derniers sont souvent dans les cités, assure un enquêteur. “Sur le principe, les grossistes sont les mêmes.” Et d’après lui, les personnes à la tête des call centers ont la plupart du temps les mêmes profils que ceux qui tiennent des halls. “Ce sont des gars qui connaissent le milieu. Ils montent un business. Ils trouvent quelques véhicules et recrutent des livreurs.”
Selon un magistrat, loin de péricliter, les points de vente des cités tournent toujours à plein régime. La dichotomie est simple : aux banlieues et aux quartiers populaires les supermarchés de la drogue, aux centres-villes la livraison à domicile. Ce nouveau mode ne touchant pas les mêmes acheteurs. “C’est une clientèle parallèle, en recherche d’une autre offre, détaille l’enquêteur. Les plates-formes touchent un public différent. Un peu plus âgé ou un peu plus friqué, plus bobo.” Car la drogue livrée est entre 10 et 20 % plus chère que les prix du marché.
La chasse aux plates-formes téléphoniques
Pour les dealers aussi, c’est plus sécurisant de se tenir loin des points de vente fixes. Moins de quantité, plus mobile, moins traçable. Certaines équipes sont à la pointe des nouvelles techniques de communication chiffrées ou instantanées, moins facilement surveillées par les services de police. A Montpellier, un réseau s’était organisé sur Snapchat, application où les messages disparaissent automatiquement. La police l’a démantelé il y a quelques mois. Les deux jeunes à la tête de la plate-forme ont fait l’erreur de distribuer des flyers “10 pochons achetés, le 11e offert” à l’entrée des bars de la ville.
D’autres ne communiquent que par Signal, une messagerie à code chiffrée de bout en bout où les messages s’effacent rapidement. A Londres, un réseau qui officiait sur Tinder, l’application de rencontre, a été mis au jour l’an passé. “Par rapport à ce qu’il se passe réellement, on en arrête assez peu”, reconnaît-on du côté des forces de l’ordre. Ce qui n’empêche pas que la chasse aux plates-formes téléphoniques est devenue une occupation majeure des services de lutte contre les stupéfiants.
“On comprend vite ce qu’il se passe lorsqu’une personne a un scooter ou une voiture qui n’est pas à son nom, deux portables et plusieurs sachets de drogue”
Des call centers sont régulièrement démantelés, malgré toutes les précautions prises par leurs responsables. Deux au moins l’ont été à Paris et en proche banlieue en novembre dernier. “Soit c’est du flag, un gars un peu étrange qui cherche une adresse dans un quartier huppé, soit on met la pression à des clients qui lâchent des numéros. On comprend vite ce qu’il se passe lorsqu’une personne a un scooter ou une voiture qui n’est pas à son nom, deux portables et plusieurs sachets de drogue.”
S’il y a de tels soupçons, une information judiciaire est ouverte. Souvent un travail de fourmi avec, à la clé, des saisies moins conséquentes que dans les réseaux traditionnels. “Mais en fait, c’est presque moins chiant que de ‘planquer’ dans des cités craignos. C’est surtout de la surveillance téléphonique et quelques filatures.”
“Le petit livreur ne fait chier personne”
“Et puis tous ne sont pas des pros, souligne un magistrat. Il y en a plein qui font des erreurs. Le mec qui se met un pétard au volant ou des choses dans le genre.” Stéphane, chef cuisinier et consommateur régulier, se souvient d’une équipe qui a fait long feu. “Le livreur m’a fait venir dans un petit parking. Il était hyper stressé. Et là, il a sorti un énorme paquet de beuh de son coffre. Une centaine de grammes. Il était pas trop habitué je crois. Je ne l’ai plus jamais revu.”
Au sein des services de police, on reconnaît à demi-mot que l’ubérisation du trafic est moins dérangeante pour l’ordre public qu’un quartier gangrené par le trafic, où défilent des centaines d’acheteurs par jour et où règne l’insécurité pour les habitants. “Le petit livreur ne fait chier personne, les dealers ne sont pas violents et le client est content.” Une vente pacifiée qui fait également l’affaire des dealers. Avec les livraisons, pas de guerre de territoire, moins de règlements de comptes, moins de risques.
Mais qui dit nouveau trafic dit nouveaux enjeux. Là où le terrain était la clé du succès, c’est désormais la clientèle qui fait la richesse d’un call center. Ainsi, quand elle s’est fait livrer, Laura reçoit un SMS. “C’est bon t’as bien reçu ton pochon ? Le livreur t’a pas donné un autre numéro ?” Selon elle, certains se méfieraient de leurs petites mains potentiellement tentées de démarcher une clientèle parallèle. Florian aussi a parfois reçu des messages soupçonneux. “Personne n’a essayé de te contacter avec l’ancien numéro ?” ou alors “Ce numéro c’est le mien, l’autre c’est plus moi”.
Prochaine étape : l’appli ?
Le milieu de la livraison bruisse de rumeurs de vols de cartes SIM et donc de clientèle. Inversement, il arriverait que les dealers à la tête des plates-formes souhaitant se retirer du milieu vendent leur répertoire avec toute leur clientèle. De la même façon qu’un notaire vend son étude en fin de carrière. Mais d’après les spécialistes, le phénomène est trop récent pour pouvoir le mesurer.
Sami hausse les épaules. Il explique ne pas être au courant de ces histoires. Lui fait ses petits trajets pour distribuer l’herbe aux quatre coins de la ville. Derrière lui, la police s’évertue à mener ses enquêtes. Quant à Jean, Stéphane, Florian ou Laura, ils continuent de se faire livrer du cannabis en toute tranquillité. Ces derniers prophétisent la grande crainte des forces de l’ordre : “Le prochain stade, c’est le petit malin qui montera une application.”
* Les prénoms ont été modifiés
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