En novembre 1999, dix artistes stars coachés par le plasticien Maurizio Cattelan laissent tomber le monde de l’art et se retirent sur une plage de l’île de Saint-Kitts dans les Caraïbes. Une épopée plus complexe qu’il n’y paraît.
Pour l’artiste italien Maurizio Cattelan, les touristes sont tous des pigeons. La preuve ? Une pièce fameuse intitulée Turisti qu’il réalisa pour la première fois en 1997 à la Biennale de Venise. Inspiré par une visite hors saison du pavillon italien, alors envahi par des volatiles en tout genre, Cattelan propulse des dizaines de pigeons empaillés sur les conduits de chauffage et les corniches des espaces d’exposition.
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« C’était comme si je visitais les couloirs d’un concert, la loge d’un acteur, tout ce qui se trouve derrière la scène et que personne ne doit voir. J’ai donc eu l’idée de mettre ça en lumière, en installant des pigeons empaillés en haut des cimaises », raconte Cattelan dans un livre d’entretien (1), avant d’ajouter avec la candeur grinçante qu’on lui connaît : « Quand il y a des pigeons, il y a aussi des fientes… »
Rejouée en 2011 pour la Biennale orchestrée par Bice Curiger, cette pièce emblématique en dit long sur cette star de l’art contemporain qui adore le détournement, la parodie et l’ironie grinçante. Deux ans après Turisti et à quelques milliers de kilomètres des canaux vénitiens, c’est sur une île des Petites Antilles, dans les Caraïbes, que Cattelan entend une nouvelle fois faire la nique au tourisme de masse. Mais pas seulement. Derrière cette nouvelle initiative se cache aussi une attaque du milieu de l’art et de la prolifération des biennales d’art contemporain (une cinquantaine à ce jour).
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Avec le concours du commissaire Jens Hoffmann et du critique d’art Massimiliano Gioni, qui écrit alors dans les colonnes du magazine Flash Art et avec lequel il créera par la suite l’iconoclaste The Wrong Gallery (la plus petite galerie de Chelsea, à New York, qui accueillait régulièrement les visiteurs de passage d’un sympathique « Fuck off, we’re closed »), Maurizio Cattelan inaugure le 10 novembre 1999 la sixième Biennale des Caraïbes. S’il est inutile de préciser que cette sixième édition surgit ex nihilo et ne fait suite à aucune manifestation préalable, il importe en revanche de mentionner quelques-uns des prestigieux artistes invités à prendre part au projet. Dix artistes, présents dans les meilleures foires et galeries du monde et les plus grands musées, parmi lesquels le Thaïlandais Rirkrit Tiravanija, alors fer de lance de « l’esthétique relationnelle », le Mexicain Gabriel Orozco, l’Ecossais Douglas Gordon ou la peintre new-yorkaise ultra hype Elizabeth Peyton.
Le cahier des charges soumis à ces accros du boulot est sans appel : durant une semaine, ils ne doivent rien faire d’autre que se prélasser sur une des plages idylliques de l’île de Saint-Kitts que seuls les ouragans viennent balayer. « Dix artistes partageant un hôtel, leur nourriture, le soleil et les bains, gommant toute trace d’art, élevant l’art de la discussion au rang le plus prestigieux, comme dans certaines peintures du XVIIIe siècle où des jeunes gens assis en rond causent toute la nuit, la fenêtre ouverte sur un paysage arcadien… », résume Cattelan dans le livre qui témoigne de cette expérience hors norme.
Sur les photos-souvenirs qui émaillent ce catalogue en forme d’album de vacances, on aperçoit Vanessa Beecroft, une fleur exotique dans les cheveux, Cattelan himself, en short et T-shirt, hissé sur un lit colonial XXL, ou bien encore Orozco, Pipilotti Rist et Olafur Eliasson en tenue de bain, les pieds dans le sable, alignés sur fond de palmiers et de végétation luxuriante. Dans ce paradis sur Terre, on s’amuse, on se teste, on boit plus que de raison, on s’engueule et l’on rejoue mine de rien le grand mythe de Robinson Crusoé loin des cimaises new-yorkaises.
Derrière l’effet carte postale, Cattelan et ses complices se livrent à un vrai règlement de comptes. « Que recherchons-nous dans les Caraïbes ?, s’interrogent faussement les protagonistes de ce Lost grandeur nature. On devrait de la même façon se demander : que va-t-on chercher à Venise, São Paulo, New York, Paris, Belfast, Berlin… » On y est.
Ce que dénoncent en creux nos oisifs volontaires, c’est bien ce format d’exposition internationale qui se reproduit à l’identique de Venise à La Havane, de Dakar à Berlin, de Melbourne à Memphis ou Fukuyama, « cette manipulation cynique du consensus » que soutient la « culture des biennales avec laquelle les villes profitent du succès des artistes pour promouvoir leur économie du tourisme ». « Nous avons commencé par étudier ce que représente une biennale : des artistes connus, des publicités dans des magazines, un catalogue, un service de presse, un projet curatorial, des cartons d’invitation, des curators, des guests… et nous avons produit cela exactement comme ce doit l’être », explique Cattelan dans le catalogue.
De fait, tandis que les artistes se la coulent douce sur la plage de Saint-Kitts, les revues spécialisées (Artforum, Frieze, Flash Art) font leur boulot et accueillent dans leurs pages des publicités qui vantent les mérites de cette vraie-fausse biennale. A la question : « Pourquoi avons-nous besoin d’une nouvelle biennale ? » le co-commissaire Jens Hoffmann répond que « s’il n’y en avait eu qu’une ou deux, nous n’en aurions jamais organisé une nouvelle. Mais maintenant, une biennale de plus ou de moins, ça ne fait aucune différence. » La messe est dite. Cela n’empêchera pas Cattelan, deux ans plus tard, de s’improviser de nouveau tour-opérateur quand il invite les VIP de l’art, en marge de la Biennale de Venise, à un voyage express en avion à Palerme où il a disposé sur une colline surplombant la décharge publique de la ville une réplique du monumental « HOLLYWOOD ».
Ce qui était en jeu dans cette oeuvre grandeur nature de Cattelan prend aujourd’hui, treize ans après, une autre saveur. Depuis, cet artiste ultrabankable, adepte des provocations (sa sculpture du pape Jean-Paul II écrasé par une météorite, celle d’Hitler enfant, chérubin moustachu à qui l’on donnerait le Bon Dieu sans confession), a pris une décision surprenante : il prend sa retraite. La nouvelle est tombée suite à son implacable rétrospective au Guggenheim de New York où l’artiste avait suspendu dans l’immense puits de verre du bâtiment la reproduction à l’échelle 1 d’une grande partie de ses travaux.
Ce qu’on peut lire entre les lignes de ce projet de biennale dans les Caraïbes, c’est aussi et avant l’heure les modalités d’une « suspension du statut de l’artiste » ainsi qu’une façon de tourner le dos au système de l’art et à ses velléités marchandes. « Disparaître est un bon moyen pour commencer à travailler », affirme ainsi Cattelan dans un entretien avec Massimiliano Gioni publié dans le catalogue.
Quelques pages plus loin, on trouve un certain nombre d’histoires tragiques dont on sent bien qu’elles le fascinent : la disparition en mer du performeur et cinéaste Bas Jan Ader, le 9 juillet 1975, à 33 ans ; celle du poète et boxeur Arthur Cravan, aperçu pour la dernière fois sur les côtes mexicaines un jour de novembre 1918… Il conclut l’aventure sur cette pirouette : « Si tous ces artistes étaient morts sur la plage de Saint-Kitts suite au passage de l’ouragan Lenny, qu’auraient dit leurs galeries ? Qu’aurait dit Artforum ? »
catalogue 6th Caribbean Biennial (Les Presses du réel, 2001)
(1) Le Saut dans le vide de Maurizio Cattelan et Catherine Grenier (collection Fiction & Cie, Seuil, 2011) la semaine prochaine, la plage du Cap-d’Agde
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