Les Quatre Sœurs de Claude Lanzmann rassemble les témoignages de survivantes des camps de la mort. Des visages saisissants, des paroles admirables filmés au plus juste.
Encore un film sur la shoah ? Encore un film de Claude Lanzmann fabriqué à partir des centaines d’heures tournées mais non utilisées dans Shoah ? Certains seraient tentés de céder à ce genre de questionnements oiseux, mais avant, qu’ils regardent Les Quatre Sœurs, qui risque de leur clouer le bec.
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Le film est divisé en quatre parties, chacune étant consacrée à une survivante. Chaque volet peut se regarder comme un excellent film en soi mais les quatre forment un tout supérieur à ses parties. Par ordre d’apparition, voilà donc “Le Serment d’Hippocrate” avec la Tchèque Ruth Elias (qui s’exprime en hébreu), “La Puce joyeuse” avec la Polonaise Ada Lichtman (qui s’exprime en yiddish), “Baluty” avec la Polonaise Paula Biren (qui s’exprime en anglais), et “L’Arche de Noé” avec la Hongroise Hanna Marton (qui s’exprime aussi en hébreu).
On apprend toujours de nouveaux détails à chaque histoire
Ruth Elias et Paula Biren apparaissaient brièvement dans Shoah, mais ici, chacune des “quatre sœurs” raconte son histoire dans des témoignages au souffle long (de 52 à 90 minutes). Le dispositif est très simple : un plan moyen sur la protagoniste, parfois resserré en zoom sur le visage, des plans de coupe sur Lanzmann (concentré, fumant comme une locomotive), et de rares photos (le ghetto de Lodz, la ville de Cluj…).
C’est basique et prodigieux. D’abord parce qu’on a beau avoir vu, lu, entendu des dizaines de récits, on apprend toujours de nouveaux détails à chaque histoire qui font encore monter d’un cran l’échelle de l’horreur nazie.
Ruth Elias s’est retrouvée dans la situation d’accoucher à Auschwitz et de devoir tuer son nouveau-né pour ne pas le laisser aux mains de Mengele. Ada Lichtman récupérait les poupées des enfants déportés à Sobibor, les raccommodait à destination des gosses des cadres allemands du camp.
Des questions sans réponses évidentes
Pour survivre, Paula Biren a accepté d’être enrôlée dans la police juive féminine du ghetto de Lodz (les responsables ayant l’idée subite que la séduction féminine serait plus efficace pour faire respecter les couvre-feux), se retrouvant au cœur de la question de la responsabilité des conseils juifs soulevée après guerre par la philosophe Hannah Arendt.
Même questionnement sans réponse évidente pour Hanna Marton qui fut déportée dans un convoi, négocié avec Eichmann, de 1000 Juifs hongrois privilégiés socialement qui échappèrent à Auschwitz et à la mort pendant que 440 000 de leurs compatriotes furent gazés en à peine trois mois au printemps 1944.
Ces témoignages entrelacent des récits captivants, des problématiques féminines au cœur de la grande problématique générale de la survie (la maternité, l’enfance, la séduction féminine…) et des questions philosophiques ardues qui ne sont ni simples, ni angéliques, ni politiquement correctes.
Qu’aurait fait Hannah Arendt ?
Comment se comporte-t-on en situation de survie ? Que reste-t-il des grands principes quand la sauvagerie et la mort tissent le quotidien ? Faut-il sauver 1000 vies quand 440 000 sont foutues ? Hannah Arendt a écrit que les conseils juifs s’étaient comportés en collabos de la machine exterminatrice en oubliant qu’ils avaient le fusil allemand braqué sur la tempe. Qu’aurait fait Arendt si elle avait été au cœur de la fournaise, dans l’obligation de prendre des décisions dans l’urgence, avec sa vie pour enjeu et sans recul historique ?
On n’en saura jamais rien puisqu’elle a fui l’enfer dès 1933 et émigré aux Etats-Unis en 1941 après des étapes en France et au Portugal – tant mieux pour elle et la philosophie. Ce qu’on peut dire, c’est qu’on ne pense et n’agit pas nécessairement de la même façon selon que l’on est dans un pays en paix ou en première ligne d’une des plus grandes tragédies de l’histoire.
Arendt était une grande intelligence et les “quatre sœurs” n’ont rien à lui envier. C’est un autre aspect frappant de ces films : la hauteur de vue, la vivacité d’esprit, la brillance rhétorique, le charisme de ces quatre femmes qui ont réussi à survivre et à continuer de penser intelligemment malgré les épreuves ignobles et les “choix de Sophie” auxquels elles furent confrontées.
Lanzmann filme comme un guetteur empathique
A leur parole admirable s’adjoignent des visages que Lanzmann filme comme un guetteur empathique, attentif aux regards, aux soubresauts des traits, aux frémissements d’émotion. Le visage, c’est le cœur de l’humain, le lieu de l’altérité, écrivait Emmanuel Levinas.
En filmant scrupuleusement ces visages et la parole qu’ils expriment, Lanzmann filme des intelligences en actes, celles de quatre femmes puissantes (et fragiles) qui ont vaincu un ennemi mille fois plus puissant. Cela vaut tous les films d’action possibles.
Les Quatre Sœurs n’est pas un témoignage de plus mais du grand cinéma dans le plus simple appareil. Et les questions purement rhétoriques posées en incipit volent en éclats : il ne s’agit pas du tout de se demander pourquoi encore un film sur la Shoah, mais plutôt pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour sortir une telle merveille, une leçon d’humanité universelle et intemporelle. Serge Kaganski
Les Quatre Sœurs de Claude Lanzmann, les mardis 23 et 30 janvier, 20 h 50, Arte
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