A l’occasion de la sortie de son dernier film Les amours d’Astrée et de Céladon en septembre 2007, Eric Rohmer nous accordait un long entretien.
Rendez-vous sur une avenue du XVIe arrondissement. Sur l’interphone, une liste imposante de noms : Barbet Schroeder/Bulle Ogier à un étage ; Jean-Luc Godard/ Anne-Marie Miéville au suivant ; compagnie Eric Rohmer juste en dessous. On se prend à rêver sur cet immeuble comme un jeu de l’oie vertical, dont chaque case est le logis d’une légende de la Nouvelle Vague. Juste à la fin de la liste, sur la dernière sonnette soutenant telle une cariatide toutes les autres, un autre nom s’affirme, que l’on imagine, on ne sait pourquoi, ancien de la Mondaine et vaguement affolé par ce regroupement fortuit d’hommes et de femmes du 7e art : commissaire Le Guen.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Quelques étages plus haut, Eric Rohmer nous reçoit dans son bureau qui sent le bois, la science et le travail. Nous sommes venus lui parler d’Honoré d’Urfé, ce romancier précieux et prébaroque du début du XVIIe qu’il a adapté dans son nouveau film, Les Amours d’Astrée et de Céladon. Et plus généralement de son rapport à la littérature, de cette veine d’adaptations littéraires en costume, qui court tout au long de son oeuvre composée plutôt de comédies contemporaines avec scénario original. Mais c’est finalement sur quelques aphorismes renversants autour d’Hitchcock et d’Hawks que nous l’avons quitté.
ENTRETIEN > Comment avez-vous découvert L’Astrée, ce roman pastoral d’Honoré d’Urfé publié en 1607 ?
Eric Rohmer – Pierre Zucca (cinéaste défunt, auteur de Vincent mit l’âne dans le pré, Alouette je te plumerai… – ndlr) m’avait fait parvenir un scénario librement adapté de L’Astrée que j’avais trouvé intéressant. J’ai été professeur de lycée mais je n’avais pas lu le roman d’Honoré d’Urfé, sinon les deux pages d’extraits reproduites dans les manuels scolaires sur le XVIIe. Je considérais que c’était un roman précieux critiqué à juste titre par Boileau. Et pour tout dire, je confondais un peu l’oeuvre d’Honoré d’Urfé avec celle des Scudéry, le frère et la soeur… Je croyais par exemple que la célèbre carte de Tendre était dans L’Astrée (elle se trouve dans Clélie, histoire romaine de Madeleine de Scudéry – ndlr). L’Astrée est un ouvrage en 6 volumes qui fait à peu près 5 000 pages. Je ne sais pas si Pierre Zucca l’avait lu en entier, ni comment il l’a découvert. En tout cas, le scénario a été jugé impossible à réaliser par plusieurs producteurs. Puis Zucca est tombé malade et il est mort. Ça me paraissait dommage qu’il ne puisse pas réaliser ce film. J’admirais beaucoup les précédents, qui ne sont pas nombreux mais tous excellents. J’ai dit souvent qu’il était avec Eustache le cinéaste le plus important de la post-Nouvelle Vague. J’ai eu la curiosité de savoir ce qu’était vraiment L’Astrée. J’ai d’abord lu le volume fait d’extraits en Folio, puis je suis allé à la Bibliothèque nationale lire et photocopier la version intégrale. J’ai découvert un grand écrivain, dont le français m’a paru toujours compréhensible et qui était l’auteur de dialogues extrêmement vivants. J’ai eu la pensée naïve de me dire que puisque Zucca n’avait pas pu réaliser ce projet, j’allais le faire pour lui. Mais en lisant L’Astrée, je me suis aperçu que ce qui me plaisait dans le roman n’était pas ce qu’y avait trouvé Zucca. Etant donné la qualité des dialogues, j’ai décidé de faire une adaptation très simple, en conservant les répliques originales.
Comment avez-vous choisi les acteurs ?
J’écris en général mes scénarios après avoir choisi les acteurs. J’écris d’abord un traitement, puis je choisis les acteurs et les décors, et ensuite je développe le scénario. Sans avoir ces éléments en tête, je ne peux pas écrire. Là, il me fallait des acteurs très beaux. Mais je souhaitais qu’ils aient une beauté qui ne soit pas trop moderne. Qu’est-ce qu’une beauté qui ne soit pas moderne ? Disons que Stéphanie, qui joue Astrée, a plus ou moins le nez grec et ressemble à un modèle de tableau du XVIIe. Quant à Andy, qui joue Céladon, sans être efféminé, il a un type de beauté qui peut s’adapter au travestissement, qui est au centre du récit.
Ça vous intéresse le travestissement ?
L’époque d’Honoré d’Urfé s’intéressait au travestissement. Chez Shakespeare, qui est son contemporain exact, il y en a partout. Je ne me souviens plus si on en trouve dans Don Quichotte… Moi, ça ne m’intéresse pas particulièrement et je ne crois pas me souvenir qu’il y en ait déjà eu dans mes films. Mais, évidemment, je n’ai rien contre.
Au cinéma, ça vous intéresse ? Chez Billy Wilder par exemple ?
Certains l’aiment chaud est un film que je n’aime pas du tout. Je trouve ça horrible. D’ailleurs, j’ai peu interviewé de gens célèbres dans ma vie, mais il se trouve que j’ai interviewé Buster Keaton. Il était très âgé et le film venait de sortir. Il m’a dit : “Certains l’aiment chaud, c’est exactement ce que je déteste.” Ça m’avait beaucoup amusé.
Votre adaptation de L’Astrée est en décors naturels, ce qui est l’option inverse de celle de Perceval le Gallois par Chrétien de Troyes, entièrement réalisée en studio.
Que ce soit le contraire : c’est précisément ce qui m’intéressait. Dans Perceval, la nature est sentie par des gens du Moyen Age et transmise par des arts très figés comme les sculptures de chapiteau, des miniatures décoratives. A l’époque d’Honoré d’Urfé, depuis déjà un siècle le sentiment de la nature était apparu, d’abord dans la peinture, puis la littérature.
Lorsque vous vous lancez dans une adaptation littéraire ou un film historique, vous vous souciez de la résonance du sujet avec l’époque contemporaine ?
Je veux intéresser l’époque actuelle aux époques passées. Je plaide pour la connaissance de l’histoire. Je veux représenter la sensibilité des gens d’autrefois. Quand je monte Perceval, ce n’est pas seulement l’histoire qui m’intéresse mais aussi la façon dont les gens se la représentaient. Je me suis servi des éléments que le Moyen Age nous a laissés pour construire le film. C’est la raison pour laquelle j’ai conservé le texte de L’Astrée. Je ne conçois pas de faire un film d’époque où on ne parle pas la langue de l’époque. Le cinéma prend souvent grand soin d’habiller les acteurs avec des costumes d’époque, mais juge la question du langage secondaire. Ça me choque beaucoup.
Dans le film, on est frappé par le mot “profondité”, qui prend un relief particulier, comme un écho à la “bravitude” de Ségolène Royal…
Oui, j’y ai pensé et ça m’amusait. J’ai hésité d’ailleurs à mettre “profondeur”, mais à l’heure où on multiplie les néologismes, je trouvais intéressant de faire entendre un néologisme de l’époque qui n’a pas pris.
Etes-vous attentif à la façon dont parlent les gens dans les médias ?
Le langage, c’est ma profession pour ainsi dire. Je suis extrêmement intéressé par ça. Une langue doit vivre. Et pour qu’elle vive, il faut qu’elle évolue. Certains linguistes pensent alors qu’on doit admettre des choses qui n’existaient pas avant, des fautes de syntaxe, des mots nouveaux. C’est une théorie tout à fait acceptable. Mais je pense quand même autre chose. J’ai adapté Perceval, écrit en 1190. Puis L’Astrée, écrit en 1607. Autant de temps nous sépare de L’Astrée que L’Astrée de Perceval. A peu près quatre cents ans. Pourtant, la langue de Perceval était déjà incompréhensible pour les contemporains de L’Astrée. On le lisait traduit en français moderne parce qu’entre le Moyen Age et le XVIIe, le français a infiniment plus évolué qu’entre 1600 et nos jours. Parce que durant ces quatre cents dernières années, on ne l’a pas laissé évoluer librement. Il y a eu une protection du français par les grammairiens, l’Académie française, et cela par admiration pour la littérature, le théâtre classique… Je crois même que le français a moins évolué que l’anglais et l’allemand. Si on laissait la langue évoluer librement, on perdrait de fait le contact direct avec les auteurs. Aujourd’hui, même un lecteur moyennement cultivé comprend la langue de L’Astrée et peut lire quatre cents ans de littérature assez simplement. Je ne veux pas entrer dans cette querelle, mais je trouve ça bien qu’on ait le souci d’immobiliser le français pour conserver l’accès à notre littérature.
Avez-vous vu les adaptations littéraires récentes du cinéma français ? Une vieille maîtresse, Lady Chatterley, Ne touchez pas la hache ?
J’ai pour principe de ne pas du tout parler des films de l’actualité, même si je les aime, et même s’ils ont été réalisés par des amis. La seule chose que je puisse dire, c’est que Jacques Rivette a vraiment respecté le texte de Balzac, et que je me sens très proche de ce souci de fidélité.
Quelle direction avez-vous suivie pour adapter ce roman de cinq mille pages ?
J’ai pensé resserrer le nombre de personnages à celui d’une tragédie classique. Donc, beaucoup ont disparu. Ce qu’ils disaient est dit par d’autres. Il y a un personnage important, c’est Sylvandre, ce qu’il disait sur la fidélité est mis dans la bouche de Lysidas. Sylvandre était un néoplatonicien. Rousseau aimait beaucoup ce personnage. Il raconte qu’allant en Italie, en passant par Lyon, il s’est arrêté pour découvrir les lieux qu’habitait Sylvandre. C’est assez drôle parce qu’au début de sa promenade il croise un homme qui lui demande où il va. Rousseau répond : “Vers la forêt, dans cette direction.” Alors l’homme, le prenant pour un vagabond, lui dit : “Vous avez raison, on vient d’y construire une fabrique, vous y trouverez sans peine une place d’ouvrier.” Rousseau a été tellement vexé que son pèlerinage sur les lieux de L’Astrée s’est arrêté là ! (rires)
N’est-ce pas celui de vos films où on voit le plus souvent une jeune femme nue ?
L’Astrée comprend des scènes érotiques. Si j’ai choisi de citer le passage où Astrée dévoile son sein par une voix off, c’est pour que le spectateur soit témoin du fait que ce sein dévoilé est bien chez Honoré d’Urfé et ne tient pas du tout à la fantaisie du metteur en scène (rires).
Depuis le dernier des Contes des quatre saisons (Conte d’automne, 1998), vous n’avez pas commencé de nouveaux cycles ? L’Anglaise et le Duc, Triple agent et ce nouveau film ont-ils pour vous un lien secret ?
Les deux premiers d’entre eux traitaient de la terreur de l’histoire… Non, pour moi ce n’est pas un nouveau cycle. La nature des ouvrages que j’ai adaptés est trop différente. L’Anglaise et le Duc et Triple agent sont tirés non pas de romans mais de l’histoire elle-même. Si des commentateurs ont envie d’établir des liens, je ne suis pas contre mais je n’y ai pas réfléchi.
Vos films historiques abordent des sujets plus violents que vos fictions contemporaines… Pourquoi ne vous autorisez-vous pas à aborder ce type de sujets dans le monde contemporain ?
C’est vrai que la mort, la violence des armes, n’apparaissent que dans mes films historiques. C’est ma façon de faire, je ne me vois pas inventer une histoire tragique dans le monde d’aujourd’hui. Je ne peux traiter le contemporain que dans le genre de la comédie.
Pourquoi avoir choisi de rééditer votre premier roman, La Maison d’Elizabeth ?
Ce n’est pas moi qui ai choisi. Gallimard m’avait écrit pour me le demander. Je n’y tenais pas. Mais il est ressorti en Allemagne et en Italie. J’ai accepté pour l’Allemagne, car je connais cette langue et ça m’amusait de voir ce qu’allait donner la traduction. C’était il y a deux ans. Gallimard a décidé de le sortir “au moment de Cannes”, m’ont-ils dit, alors que je savais que le film allait à Venise.
Quels étaient vos modèles littéraires ?
Je l’ai écrit pendant la libération de Paris. Je n’y ai pas participé car je ne suis pas du tout batailleur. Je me cachais un peu car j’aurais dû partir faire le STO, le travail obligatoire. Je restais dans ma chambre et j’écrivais. Je ne voyais pas comment les événements en cours auraient pu s’inscrire dans le récit. Le roman se déroule donc avant la guerre. Durant l’Occupation, j’ai découvert Faulkner et Dos Passos. Je pense avoir écrit sous cette influence. Même si mon roman décrit le milieu petit-bourgeois de France. On me dit aujourd’hui que ça ressemble à La Vie tranquille de Marguerite Duras, mais je ne l’ai pas lu et il est paru en même temps que le mien. Mais il est certain qu’elle avait lu aussi les romans américains. On trouvait chez ces écrivains une façon objective de relater, qui allait être ensuite théorisée par le Nouveau Roman. Mais je n’ai pas eu envie de poursuivre dans cette voie. Finalement, j’ai remonté l’histoire littéraire américaine, je me suis plongé dans Stevenson, ses romans adultes autres que L’Ile au trésor, puis Thackeray, Henry James… L’influence de leurs styles a abouti à mon recueil de nouvelles, Les Contes moraux, que j’ai présenté à Gallimard trois ans après Elizabeth et qui a été refusé. Ils trouvaient ça désuet, pas assez moderne et de toute façon ils ne publiaient pas de nouvelles.
Pourquoi avoir adapté Honoré d’Urfé, Kleist, et pas Balzac, votre écrivain favori ?
Je n’ai pas envie d’adapter ce qui est génial. L’Astrée, c’est très beau mais ce n’est pas génial. Dans Balzac, il y a déjà de la mise en scène. On la suit ou on fait autre chose. Dans L’Astrée, il n’y a pas de description, c’est plus excitant à adapter. Chez Balzac, il y a tellement de considérations sur la pensée des personnages, ou de l’auteur lui-même sur la société, l’histoire, l’époque… C’est assez inadaptable. Ou on ne peut en transmettre qu’une partie. Je crois qu’en adaptant Balzac, on ne lui apporte rien. On ne fait que retrancher. Alors que je vois ce qu’on peut apporter à Honoré d’Urfé en filmant L’Astrée. On peut rendre attirante une histoire devenue ennuyeuse à lire. Je peux dire la même chose de Perceval, qui dans les traductions en prose est assez difficile à lire. Adapté en vers, chanté, mis en scène au cinéma, ça peut redevenir attrayant. Mais je ne me vois pas me confronter à Balzac, Dostoïevski, ça me semblerait même un peu naïf.
Et Kleist, dont vous avez adapté La Marquise d’O ?
Kleist, c’est encore différent. Vous voyez, j’ai réponse à tout (rires). Kleist est, du moins en partie, un auteur dramatique. La Marquise d’O est une nouvelle, quasiment du théâtre, pensé pour être adapté et devenir une mise en scène.
Vous voyez beaucoup de films nouveaux ?
Non, je ressens le poids de mon âge et j’ai un peu perdu le goût de découvrir de nouveaux cinéastes. Je préfère revoir des films que je connais déjà en DVD. Des films d’Hawks ou d’Hitchcock.
Qu’est-ce qui vous paraît inépuisable chez ces cinéastes qui vous intéressent depuis le début de votre cinéphilie ?
Je dirais que personne n’a traité de façon aussi complète et complexe la question de l’être qu’Howard Hawks. Et personne n’a traité de façon aussi complète et complexe la question de l’apparence qu’Alfred Hitchcock. A eux deux, ils couvrent un spectre très large des questions que peut traiter le cinéma.
Pensez-vous avoir retenu quelque chose de la simplicité d’Hawks dans votre pratique de cinéaste ?
J’aimerais bien. Mais je crois que pour des gens de la génération d’Hawks ou d’Hitchcock, il était possible de traiter de ces questions et d’en occuper le plus naturellement le centre. Pour des gens de ma génération, qui viennent après, à un autre moment de l’histoire du cinéma et de son cycle, cela me paraît impossible. Je crois qu’on ne peut plus occuper que leur périphérie.
LES AMOURS D’ASTRÉE ET DE CÉLADON d’Eric Rohmer, avec Stéphanie de Crayencour, Andy Gillet, Cécile Cassel… (Fr., It., Esp., 2006, 1 h 49)
{"type":"Banniere-Basse"}