Eloge funèbre à quatre voix autour d’un jeune écrivain disparu. Même si Arnaud Cathrine renoue de livre en livre avec les mêmes obsessions, il signe un septième roman lumineux sur le désir, la jeunesse et la mort.
Quel est ce deuil qui, depuis la parution des Yeux secs il y a douze ans, hante chaque nouveau roman d’Arnaud Cathrine ? Au point même d’en faire symboliquement porter le poids à l’un de ses livres : paru en 2004, Exercices de deuil était pourtant moins habité par l’idée de mort que par celle d’un manque entre deux amis, Kaspar et Andrew, géographiquement éloignés.
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Mais même ailleurs dans l’oeuvre de l’écrivain de 36 ans, des figures venaient à manquer : père, mère, frère, petit ami (L’Invention du père, Sweet Home, La Route de Midland, Les Vies de Luka), sans oublier ceux qui sont tout cela à la fois. C’était l’enjeu, déjà, de son dernier roman, La Disparition de Richard Taylor : peut-on saisir la vérité d’un être à travers la diversité des voix de ceux qui l’ont connu ?
A nouveau, donc, Le Journal intime de Benjamin Lorca se présente comme une variation sur un corps en voie de disparition. Ou plutôt, qui a déjà disparu. Benjamin Lorca, jeune romancier talentueux, dur en amour et mélanco-alcoolique, se suicide en 1992, à l’âge de 35 ans. Le roman s’ouvre sur la première des quatre voix qui le constituent : celle d’Edouard, son éditeur, qui se souvient, quinze ans après, de son attachement passionnel, presque amoureux, à son ami.
Souffrance par le manque après, mais avant déjà, car Benjamin vivant échappe à ceux qui l’aiment. Ainsi se succèdent les monologues blessés d’un frère, d’un ami et d’une ex-petite amie, selon une poétique déchronologie allant de 2004 au lendemain de la disparition. Portrait en creux, image du mort à jamais partielle, plurielle, miroitante. La construction romanesque actualise cette citation de Nabokov inscrite en exergue du livre : “Tout ce qu’on te dit est en réalité triple : façonné par celui qui le dit, refaçonné par celui qui l’écoute, dissimulé à tous les deux par le mort de l’histoire.” Et ce n’est pas la découverte tardive d’un journal intime, point de cristallisation des voix, qui y changera quelque chose.
Le deuil porte ainsi sur l’absence d’un corps autant que sur la somme de ses secrets (le plus énorme étant bien sûr la nature de sa mort). C’est à l’impossible vérité de l’autre qu’il faut renoncer, et sur ce point, la littérature (la fiction) n’offre aucun recours : butant sans cesse sur cette scène originelle qui n’a pas eu lieu, ou alors dans un hors-champ du roman, impossible à assimiler par lui.
Chez Arnaud Cathrine, l’écriture intervient toujours après la tragédie, aux premières heures de la tourmente. Subtiliser le cadavre au regard, c’est aussi laisser planer un doute sur son identité. En faisant de son disparu un écrivain, l’auteur crée un évident effet miroir, une mise en abyme.
Chaque nouveau livre ne vient peut-être qu’acter une énième mutation de soi – de celui que l’écrivain a été, et n’est plus. Chaque mort cache une renaissance : ce qui explique cette lumière, aussi, propre aux romans de Cathrine. Clarté du style, et de l’indéfectible jeunesse qu’il dépeint, dans un tourbillon sensible d’amitiés amoureuses, de littérature, de garçons byroniens, de promenades nocturnes dans Paris, et de stations balnéaires abonnées au hors-saison.
Le Journal intime de Benjamin Lorca (Verticales), 195 pages, 16 €
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