KATE MOSS symbolise la beauté contemporaine, le cool, les excès en tout genre et, selon CHRISTIAN SALMON, le néolibéralisme. Une thèse aussi intéressante que bancale.
Imparfaite et trash, Kate Moss était vouée à l’échec dans le monde irréel de la mode. Pourtant, en important du “réel” dans la mode trop parfaite de la fin des années 80, Moss est devenue une star. Et plus qu’une star, un symbole, que Christian Salmon tente de décrypter avec les outils qu’il déployait dans Storytelling – La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (2007). A l’heure où le grand récit s’est morcelé en une multitude de petits récits, de quelles “stories” Kate Moss est-elle le “teller” ?
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Baudrillard, Lyotard, Benjamin, mais aussi Douglas Coupland et son Generation X : Salmon les convoque tous pour poser son sujet avant de passer à la bio de Kate Moss, les photos de Corinne Day, le magazine The Face, bref une génération grunge qui imposa le réel contre le glamour et révolutionna, un temps, le monde de la mode. Quiconque connaît un peu l’histoire de la mode ou tout simplement l’histoire de la Moss peut se lasser de ce passage qui ne semble dévolu qu’au seul ressassement de Salmon sur le même thème, faisant feu de tout bois pour étayer une thèse qu’il assène du début à la fin : “Son surnom de Brindille le dit assez : elle modélise la flexibilité et le transformisme, au coeur d’un système de valeurs qui va substituer à l’idéal esthétique traditionnel (est beau tout ce qui dure) un idéal mobile et même mutant (est beau tout ce qui change, s’adapte, se restructure).” Ou encore : “Que nous dit ce destin mossien ? Qu’il nous faut devenir stratèges, des sujets aguerris capables de faire un usage intensif de nos compétences et de nos affects, dans le but de donner la meilleure image de nous-mêmes. Qu’il n’y a d’autre rapport à soi que ce travail incessant de mise en valeur, assisté par toutes sortes d’experts du développement personnel. Que les individus n’ont plus le choix qu’entre une vie échangeable et donc stylisée, relookée et coachée, et une vie non stylisée mais qui ne vaut rien.”
A travers Kate Moss, Salmon s’attaque à la mode comme coaching généralisé pour rendre l’individu fashionable, donc changeant, donc plus performant, plus adaptable, aussi flexible que l’exige le néolibéralisme. La mode formate l’être en mutant, en “cyborg” et Moss en est la métaphore, voire le modèle absolu. L’analyse est fine, brillante, un peu trop versée dans une diabolisation complaisante de la mode, qui tombe parfois trop facilement dans le cliché – “Le shopping est un rituel, bien plus qu’un simple acte d’achat, une célébration : on s’y rend comme à l’office.” Ah bon ! –, ce qu’évitait un intellectuel comme Roland Barthes dans Système de la mode.
Mais le problème est plus profond. Kate Moss est-elle vraiment aussi changeante, flexible et donc opportuniste que l’affirme Salmon ? Il la désigne comme immatérielle, faite d’une multitude de reflets, or Kate n’en incarne plus qu’un : le stéréotype de la blonde transgressive sixties, façon Bardot, Nico ou Anita Pallenberg. Liberté sexuelle, drogue et rock’n’roll ne sont peutêtre plus que des citations, sauf que Kate Moss ne se contente pas de les simuler, elle les vit. Elle incarne non pas une adaptabilité cynique mais un vent de liberté qui, étrangement, souffle aujourd’hui encore aussi rarement et avec autant de fraîcheur que dans les années 60, signe que notre temps reste ultraconventionnel. Kate Moss, en mûrissant, est devenue bien plus inflexible, bien plus elle-même, bien plus accrochée à une identité fixe, que bien des top models, et c’est ce qui lui vaut d’être une star aujourd’hui. C’est peut-être ce que Christian Salmon n’a pas saisi, trop pressé de la réduire à ce qu’il dénonce : un signe. Nelly Kaprièlian
Kate Moss machine (La Découverte/Cahiers libres), 154 pages, 12€
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