En 2013, Les Inrockuptibles avaient rencontré l’éditeur pour évoquer son travail et ses rencontres autour de P.O.L, véritable laboratoire contemporain de littérature française qui a vu émerger Olivier Cadiot, Marie Darrieussecq ou Emmanuel Carrère. Rencontre avec un homme passionnant qui vient de nous quitter.
Quand on entre dans son bureau tout de guingois de la rue Saint-André-des- Arts à Paris, on remarque d’emblée deux choses : le joyeux bordel fait de tonnes de manuscrits et de livres posés un peu partout, et les deux seules photos d’auteurs qui ornent ses murs : Georges Perec et Marguerite Duras. “Ce sont les deux auteurs qui ont sauvé la maison”, explique Paul Otchakovsky-Laurens
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
“La maison a été fondée sous le signe de Perec, le petit logo de nos couvertures est emprunté au signe de la page 566 de La Vie mode d’emploi.” C’est donc sous la bannière de l’écriture la plus novatrice qu’il a fondé, il y a trente ans, les éditions P.O.L (ses initiales), le plus grand vivier de littérature française contemporaine – véritable laboratoire formel où ont éclos des talents aussi exigeants et variés qu’Olivier Cadiot et Pierre Alferi, Atiq Rahimi, Marie Darrieussecq, Camille Laurens, Edouard Levé ou encore Emmanuel Carrère.
Comment êtes-vous devenu éditeur ?
Paul Otchakovsky-Laurens – Je voulais être avocat, mais pendant mes études de droit j’ai rencontré des jeunes gens qui éditaient la revue de poésie Strophes. J’ai aimé cette ambiance autour de la découverte de textes, de la lecture, de la publication. Je me suis mis à les aider en distribuant la revue dans les librairies, et ça m’a beaucoup plu. Je me suis passionné pour la poésie contemporaine, j’ai rencontré des écrivains, c’est alors que j’ai décidé d’apprendre le métier en devenant stagiaire, en 1969, chez Christian Bourgois qui venait de créer sa propre maison. Puis j’y suis resté en tant que lecteur. Ce que m’a transmis Christian, c’est une fascination pour les écrivains. Chez lui, ils étaient vraiment au centre du dispositif. Après mon service militaire, je suis entré comme lecteur chez Flammarion de 1970 à 1977 ; en 1972, j’y obtiens la direction d’une collection, où mon premier auteur publié fut Marc Cholodenko, qui a eu le prix Médicis en 1976. A la suite de désaccords liés à mon autonomie, j’ai quitté Flammarion pour entrer chez Hachette en 1977, jusqu’à 1982, puis j’ai créé P.O.L en 1983, peut-être parce que Georges Perec est mort. Je publiais Perec chez Hachette, et j’ai voulu continuer.
Comment avez-vous rencontré Georges Perec ?
Un jour, un ami m’a dit que Perec cherchait un éditeur, alors je l’ai contacté quand j’étais encore chez Flammarion, mais c’est en passant chez Hachette que je l’ai publié : d’abord son Je me souviens, puis la même année, en 1978, La Vie mode d’emploi, qui a été un succès énorme. Je me sentais donc responsable vis-à-vis de Perec.
Comment se passait le travail avec lui ?
Perec était très pro. Il était extrêmement chaleureux, et il me faisait confiance parce que je faisais bien mon travail d’éditeur. Si ça n’avait pas été le cas, il n’aurait pas continué avec moi. Je me souviens qu’un jour, par mégarde, je l’ai tutoyé et il m’a dit qu’il préférerait que je le vouvoie. Harry Mathews m’a dit qu’ils s’étaient un jour fait le serment de ne publier que chez moi. Pour écrire Je me souviens, il avait toujours sur lui un petit carnet où il notait chaque souvenir qui lui revenait. J’ai eu quelques problèmes chez Hachette pour le publier, avec de vieux dinosaures qui jugeaient que Je me souviens n’était pas de la littérature. La Vie mode d’emploi, Perec nous l’avait donné à relire, à sa compagne, Catherine Binet, et à moi, pour en relever les fautes. Comme tout grand écrivain, il était extrêmement modeste, désireux de confronter son travail au regard critique. Plusieurs écrivains de P.O.L, tels Olivier Cadiot, Emmanuel Carrère et Edouard Levé, sont venus ici parce que je publiais Perec.
Quel est le désir à la base de P.O.L ?
Le désir d’être indépendant. J’en avais assez de soumettre mes textes aux comités de lecture, je ne supportais pas d’entendre les uns ou les autres s’exprimer sur mes choix. De Perec, j’y ai publié Les Mots croisés et 53 jours dont il avait fait savoir avant de mourir qu’il voulait que ce soit moi qui le publie. Je commence P.O.L en mars 1983 en publiant le deuxième roman de Leslie Kaplan et le premier roman de Richard Millet, puis assez vite le premier roman d’Emmanuel Carrère, et La Douleur de Duras.
Comment rencontrez-vous Marguerite Duras ?
Je lui avais envoyé le premier roman de Leslie Kaplan, L’Excès-l’usine, qui lui avait beaucoup plu, et nous étions alors allés la voir avec Leslie à Neauphle-le-Château pour que Duras l’interviewe – cet entretien, après avoir été refusé par Libération et Le Nouvel Observateur, est finalement paru dans L’Autre Journal de Michel Butel. Duras m’avait alors pris en sympathie et m’avait dit : “Toi, un jour, je te donnerai un livre, mais pas tant que tu seras chez Hachette.” Et dès que j’ai quitté Hachette, elle a tenu parole et m’a donné Outside à republier. Voulant me donner la suite des articles d’Outside, c’est en cherchant dans ses archives qu’elle est tombée sur le manuscrit de La Douleur qu’elle m’a immédiatement donné à publier. Je l’ai aussitôt photocopié, j’avais peur qu’il y ait un incendie dans la nuit et que je perde le texte. A sa publication, Jérôme Lindon était furieux que ce texte ne paraisse pas chez Minuit.
Comment était-elle ?
Elle était égale à tout ce qu’on dit d’elle : absolument géniale et parfois difficile à vivre. Mais j’ai toujours considéré que le côté génial était tellement fort que je pouvais passer sur les petites choses éventuellement désagréables ou un peu vexantes. Contrairement à d’autres, elle ne m’appelait pas dans la nuit, peut-être parce que j’avais une vie de famille. La seule fois où l’on s’est appelés très tard, c’est un soir où Hiroshima mon amour repassait à la télé. Je l’ai appelée à la fin, vers 1 heure du matin, pour lui dire à quel point ça m’avait bouleversé. Elle a décroché et dit d’emblée : “C’est beau, hein ?” (rires). Ce qui était génial chez elle, c’est qu’elle parlait comme elle écrivait, avec des fulgurances extraordinaires. On relisait les épreuves ensemble avec Yann Andréa, et elle aussi était, comme Perec, très à l’écoute, nous posant des questions sur certaines scènes, avec une grande simplicité. Cette photo d’elle que j’ai dans mon bureau a été prise la veille du jour où elle est tombée dans le coma, en 1988. A ce moment-là, elle était en train d’écrire La Pluie d’été. Pendant six mois, le texte a été interrompu. Puis elle est sortie de son coma, et s’y est remise au moment même où elle a quitté l’hôpital.
En trente ans, P.O.L n’a jamais cessé d’être un laboratoire de littérature contemporaine. Etait-ce votre vœu de départ ?
J’aime en effet une certaine forme de poésie aventureuse, chercheuse, et le désir de tout montrer à la fois. J’aime les auteurs qui travaillent avec la langue, qui tentent de la redisposer sans cesse pour qu’elle soit toujours susceptible de montrer ce qui se passe. Il faut qu’il y ait une forme.
Comment la littérature française a-t-elle évolué ?
Impression d’une amélioration générale dans la masse des manuscrits que je reçois. Vague sentiment qu’on est en train de sortir du postmodernisme.
Quels ont été pour vous les moments marquants de P.O.L ?
Bizarrement, des moments difficiles. La rupture avec Camille Laurens a été un moment très violent. Je n’ai plus voulu la publier à cause des accusations de plagiat qu’elle avait portées contre Marie Darrieussecq lors de la sortie de Tom est mort. J’ai pris le parti de celle qui me semblait attaquée injustement et je n’ai pas hésité une seconde. De même, l’évolution de Renaud Camus, que j’ai longtemps publié, m’a été très pénible. Et pourtant, j’ai été l’un de ceux qui l’ont défendu longtemps. Mais quand j’ai appris qu’il était compagnon de route du Bloc identitaire, j’ai été obligé de considérer que ceux qui m’avaient mis en garde contre lui avaient raison Je suis sidéré que tant de finesse, de culture, de raffinement, aboutissent à ça. Le parcours de Richard Millet m’étonne moins, même si je pense que son évolution est moins rationnelle que celle de Camus. Je pense qu’il était déjà comme ça quand je le publiais mais il ne le disait pas. Il se trouve qu’il s’est mis à parler et là ça devient insupportable. Il s’est mis à publier chez Gallimard quand j’ai refusé un texte pour ce qu’il y disait d’inacceptable.
Et les moments heureux ?
La Douleur de Duras. Le prix Femina de René Belletto en 1986 pour L’Enfer. Le succès grandissant d’Emmanuel Carrère, l’arrivée de Marie Darrieussecq qui a été un événement considérable. Avant Truismes, les succès que nous avions étaient dûs à des auteurs très connus ou des prix littéraires. Darrieussecq, c’était très nouveau. Son manuscrit m’a plu et je l’ai publié, mais je ne soupçonnais pas l’espèce d’incendie que ça allait déclencher. On en avait tiré 4 000 exemplaires, épuisés tout de suite. On en a vendu 200 000 en édition grand format. (© Yann Diener / P.O.L) Et puis il y a eu le Goncourt d’Atiq Rahimi pour Syngué sabour.
Que pensez-vous de l’évolution d’Emmanuel Carrère ?
Il rend très convaincante cette idée qu’au bout d’un moment, un écrivain ne se satisfait plus de la fiction. Qu’il est simplement dans l’écriture. En jouant des formes convenues, le postmodernisme a peut-être fatigué plus vite la forme romanesque traditionnelle. Alors les écrivains ont voulu écrire autre chose. Et puis Carrère est maître de son art et peut investir ce qu’il veut.
Vous avez été confronté à un épisode très rare, et très difficile, dans la vie d’un éditeur : Edouard Levé vous a remis un manuscrit intitulé Suicide et s’est pendu quelques jours après. N’était-ce pas décelable dans son manuscrit ? Cela vous a-t-il remis en question ?
C’est terrible, oui. Je m’en veux beaucoup de n’avoir pas compris qu’il allait passer à l’acte. Il m’a remis ce texte un vendredi, je l’ai appelé le lundi pour lui dire que c’était formidable, je partais le lendemain à Francfort en lui donnant rendez-vous à mon retour. Au téléphone, je me rappelle lui avoir dit : “J’espère que ce n’est pas un autoportrait” et Edouard avait ri. A mon retour de Francfort, je sors dîner et là je reçois un appel de la compagne d’Edouard qui venait de trouver son corps. J’y suis allé tout de suite, je l’ai vu étendu par terre, mort. C’était terrible. En y repensant après, tout était déjà annoncé, pas seulement dans son texte, mais dans son œuvre, dans la façon dont il avait écumé tous les genres. Dans Œuvres, alors qu’il était artiste, il balayait le champ entier de l’art contemporain en énumérant les œuvres qu’il pourrait faire, comme si les écrire suffisait et qu’il n’aurait pas besoin de les réaliser. C’était comme s’il avait eu le sentiment qu’il était arrivé au bout d’un cycle et qu’il pensait qu’il n’avait plus rien à faire. Il a pourtant laissé un dernier manuscrit, mais avec des consignes très strictes interdisant sa publication. Ce qui est bizarre, c’est qu’il ne l’ait pas détruit.
Pourquoi faites-vous encore ce métier ?
On a une grande chance, nous les éditeurs, de vivre avec des créateurs. Les grands plaisirs de l’éditeur, c’est de découvrir puis d’accompagner un auteur vers un lectorat plus grand, c’est de lui offrir l’endroit où il puisse exister. On écrit pour dire la vérité – mais pas la vérité sur ceci ou sur cela… Et je sais très vite en ouvrant un livre si l’auteur écrit la vérité ou si c’est toc.
{"type":"Banniere-Basse"}