Attendu depuis 2010, le nouveau phénomène du puzzle game est arrivé presque en douce juste avant les fêtes. Conçu presque en solo par le game designer débutant Jason Roberts, « Gorogoa » est un jeu qui ne ressemble à aucune autre. Et qui laissera des traces.
Certains jeux vidéo sont plus faciles à pratiquer qu’à expliquer. C’est le cas de Gorogoa, stupéfiant puzzle game en chantier depuis 2010 et lancé presque par surprise juste avant les fêtes – trop tard, donc, pour postuler à notre top des meilleurs jeux de l’année pour lequel il aurait eu de solides arguments à présenter. Conçu presque en solitaire mais avec le soutien d’une bonne partie de la scène vidéoludique indé (voir la section remerciements du jeu aux allures de who’s who du jeu arty, de Sam Barlow à Jenova Chen ou Auriea Harvey – que des gens bien) par le néophyte quadragénaire Jason Roberts, Gorogoa est cette chose extrêmement rare : un jeu proposant une expérience qui, vraiment, ne ressemble à aucune autre. Qui oblige à reconfigurer nos yeux et notre cerveau pour les faire fonctionner autrement. Il en restera quelque chose après, forcément.
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Dans la catégorie « puzzle game », on range des jeux bien différents les uns des autres : des héritiers de Tetris, des jeux d’aventure à énigmes, des platformers cérébraux… Gorogoa est l’un des rares à relever au fond strictement du puzzle, en français dans le texte. Y jouer, c’est déplacer des pièces sur quatre cases en cherchant la meilleure manière de les associer. Mais attention : ce sont des pièces mutantes, habitées et changeantes. Soudain, l’une d’elles s’anime et un jeune garçon la traverse. On zoome dans l’image qu’elles représentent ou bien on recule pour en voir davantage. On en détache une partie – par exemple un décor avec une porte – pour la déposer sur une autre case, voire sur une autre image – alors, le garçon passe la porte et pénètre dans un nouveau lieu. Ou alors ce sont deux portions d’étagères qui se rejoignent, deux tissus, deux moitiés d’objets. Parfois, deux images s’assemblent en trompe-l’œil et un train poursuit sa route en passant des rails en vue aérienne aux barreaux d’une échelle. Parfois, le très grand se connecte au tout petit. Une lampe de bureau emprunte sa lumière à une étoile. C’est plus facile à faire qu’à expliquer. C’est fascinant à regarder.
Gorogoa est, semble-t-il, le nom d’une créature géante et multicolore que le personnage du jeu, que l’on rencontre à différents âges de sa vie, cherche après l’avoir vu surgir dans sa ville. Il se plonge dans des livres et s’attache à rassembler six fruits colorés – ce sont, en gros, les six étapes du jeu. Il y a la guerre, à un moment, et un sentiment de religiosité diffuse. Il y a des photos souvenirs et des moments de découragement. Il y a la nuit et un soleil éclatant.
L’interprétation, la signification de Gorogoa appartiennent au joueur plus qu’au jeu, qui n’impose rien, mais mettre des mots trop précis sur ce qu’il évoque donnerait un peu l’impression de le réduire, de se montrer vulgaire. Les meilleurs moments de l’expérience sont ceux où l’on ne réfléchit pas consciemment, où l’on s’installe dans un état un peu flottant de disponibilité sensorielle et intellectuelle, proche de celui que provoquent aussi les jeux de Jonathan Blow (The Witness, Braid), l’une des influences de Jason Roberts. Un état de sérénité forcément provisoire alors qu’un voile de douce inquiétude commence à se faire sentir et que l’on se laisse habiter par la logique des casse-tête du jeu. « Logique » n’est sans doute pas le mot qui convient car les énigmes de Gorogoa se révèlent moins rationnelles que poétiques : c’est une affaire d’analogies et de ressemblance, d’associations d’idées autant que d’images allusives et incomplètes.
Ce que nous dit Gorogoa, c’est que la réalité est une construction mentale – une addition de constructions, qui se redoublent, se percutent et se complètent – et que la fiction, qu’on lui donne le nom de roman, de bande dessinée, de tableau, de rêverie ou de jeu vidéo, est ce qui la fait tenir debout, ce qui lui donne son sens et sa substance, par-delà la linéarité du temps et des événements. Il nous dit aussi que les apparences sont riches et belles et complexes, et que la meilleure façon d’être profond est souvent de contempler longuement, d’étudier jusqu’à s’y perdre et de chérir la surface des choses et des êtres.
En ce début d’année et alors qu’une vague de blockbusters prometteurs s’annonce pour les mois à venir, l’envie est forte de célébrer une lignée plus secrète, une famille de jeux bien différents et pourtant pas étrangers les uns aux autres et qui, chacun à sa manière, aident à vivre et à voir (ce qui est, ce qui pourrait être, ce qui ne sera sans doute jamais). Cette ligne qui vient de loin passerait par Flower, par The Witness, par Everything, par What Remains of Edith Finch pour arriver aujourd’hui à Gorogoa. Elle est l’une des preuves que le jeu vidéo est un art. (Mario, Doom et Rocket League en sont d’autres, tout aussi recevables.)
Gorogoa (Jason Roberts / Annapurna Interactive), sur Switch, iOS et PC, de 5 à 15€ environ
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