Dans une biographie minutieuse et instructive, le journaliste Guillaume Perrier ausculte le cerveau de Recep Tayyip Erdoğan. Le président turc, régnant sans partage depuis 2003 et accusé de graves atteintes à l’Etat de droit et aux libertés, a été reçu par Emmanuel Macron le 5 janvier.
Recep Tayyip Erdoğan peut sourire, ce vendredi 5 janvier, lorsqu’il sert la main d’Emmanuel Macron sur le perron de l’Elysée. C’est en effet à son homologue turc qui règne sans partage (Premier ministre depuis 2003, puis président à partir de 2014) que le président de la République a accordé le privilège d’être le premier responsable étranger reçu en 2018. Les deux chefs d’Etat ont un entretien programmé, suivi d’un déjeuner au Château.
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L’invitation fait pourtant jaser tant l’isolement dont fait preuve M. Erdoğan sur la scène diplomatique internationale s’est accru ces dernières années. Depuis le putsch manqué de juillet 2016 – toujours considéré comme une manipulation du pouvoir en place pour instaurer une purge dans l’administration –, aucune grande capitale européenne n’avait souhaité l’accueillir. M. Erdoğan le sait probablement, il doit atténuer impérativement cet isolement. “Nous voulons augmenter le nombre de nos amis et réduire celui de nos ennemis”, a-t-il récemment déclaré.
#EmmanuelMacron reçoit Recep #Erdogan à l’Elysee. Monsieur le président n’oubliez pas nos consœurs et confrères incarcérés à tort!! Par exemple ma filleule aysenur Parildak https://t.co/1UQeziYTBb
— Elise Lucet (@EliseLucet) January 4, 2018
Ampleur des purges en Turquie depuis le coup d'Etat manqué du 15 juillet 2016. Le président Recep Tayyip Erdogan doit rencontrer Emmanuel Macron à Paris demain #AFP pic.twitter.com/xHddHyQAqD
— Agence France-Presse (@afpfr) January 4, 2018
“Son talent c’est l’opportunisme”
“C’est l’animal politique parfait. Il arrive à prévoir toute menace. Il évalue chaque situation du point de vue du risque”, témoigne le journaliste et chroniqueur de politique étrangère Kadri Gürsel en introduction d’un biographie aussi minutieuse qu’intrigante de celui qu’on surnomme le Reis. Intitulée Dans la tête de Recep Tayyip Erdoğan (Solin/Actes Sud) et rédigée par le journaliste spécialiste de la Turquie Guillaume Perrier, elle nous plonge dans la vie tumultueuse du leader turc : de son enfance à ses premiers faits d’arme en politique, jusqu’à sa radicalisation récente.
Gürsel, éditorialiste au quotidien Cumhuriyet, arrêté le 31 octobre 2016 à Istanbul et accusé d’être en lien avec la tentative de putsch, poursuit son réquisitoire : “Son talent c’est l’opportunisme, il se joue des circonstances. Ce n’est pas un génie de la science politique. Il n’est pas très cultivé […] Mais malgré cela, c’est l’un des leaders les plus forts du monde. Erdoğan utilise le discours du pouvoir. Il essaye de jauger celui qui est en face de lui, il fait un pas en arrière, non pas en direction du consensus, mais pour se préparer à obtenir encore plus de pouvoir. Il n’accepte jamais la défaite. A chaque crise, il répond par une autre crise.”
Divisé en dix chapitres, Dans la tête de Recep Tayyip Erdoğan balaie chaque étape de sa vie. Celle d’une enfance dans les rues du quartier populaire de Kasimpasa à Istanbul en 1954 qui va grandir dans l’ombre d’un père tyrannique qui l’obligeait parfois à embrasser ses chaussures pour demander clémence. Selon sa propre légende, qu’il construit à coups de biographies et documentaires hagiographiques, c’est aussi ce père qui brisa le rêve du fils d’embrasser une carrière de footballeur dans l’un des clubs les plus prestigieux du pays, Fenerbahçe.
Petit à petit, le jeune Erdoğan se mue en homme du peuple et construit sa légende. De cette fable footballistique, il fait un clip de campagne en 2014, année de la première élection présidentielle au suffrage universel direct en Turquie. “Et si papa avait dit oui ?” se demande le narrateur. Après une courte vidéo où, en parallèle, la carrière sportive d’Erdoğan se confond avec un pays qui se disloque, s’enfonce dans la crise économique, la même voix-off conclut : “Heureusement que son papa a dit non !” Et ça marche,Erdoğan emportant l’élection au premier tour avec 51,8 % des voix.
“Despotique, nationaliste, dirigiste et anti-occidental”
Avant d’accéder à la plus haute marche du pouvoir turc, Erdoğan va méticuleusement franchir chaque étape électorale, liant et déliant de multiples alliances au gré de ses besoins. Si bien qu’il est difficile, à la lecture des 250 pages de sa biographie, de décrire sa ligne politique. Comme l’auteur l’écrit : “Depuis 2002, Erdoğan et son mouvement (l’AKP, fondé en 2001 – ndlr) sont passés par toutes les phases. Démocrate, libéral, proeuropéen à sa création. Despotique, nationaliste, dirigiste et anti-occidental aujourd’hui.” Quoi de bien étonnant pour un homme qui, en 1996 alors qu’il était maire d’Istanbul, avait déclaré : “La démocratie n’est pas un but, c’est un moyen. La démocratie est comme un tramway. Quand on est arrivé au terminus, on en descend.”
On s’arrêtera avec intérêt sur plusieurs chapitres, comme celui de “L’islamiste national”, l’une des clefs de lecture pour le comprendre. On se rappellera alors qu’en 1998, quatre ans après avoir été élu maire d’Istanbul, il est déchu puis emprisonné pendant quelques mois pour avoir déclamé publiquement quelques vers d’un poème du nationaliste turc Ziya Gökalp. Autre volet éclairant, celui sur la relation complexe qu’il entretient avec l’imam Fethullah Gülen, allié d’antan aujourd’hui honni, vivant reclus aux Etats-Unis et suspecté par le pouvoir turc d’avoir fomenté la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016. Ou encore celui consacré à Ahmet Davutoğlu, l’architecte de la diplomatie turque, fervent partisan d’une “Turquie décomplexée”, surnommé le “Kissinger turc”.
C’est pourtant de ce stratège que les fondations de l’empire Erdoğan vont laisser apparaître des premières lézardes. En 2011, alors que la Turquie veut s’allier avec l’ensemble de ses voisins régionaux, le printemps arabe éclate. Kadhafi et Moubarak tombent, Bachar el-Assad, s’arc-boute et plonge son pays dans le chaos. La Turquie, un temps candidate à une entrée dans l’Union européenne ne trouve plus personne à qui parler.
Alors cette porte entrouverte depuis le perron de l’Elysée devient aujourd’hui une aubaine pour Recep Tayyip Erdoğan. Le livre se conclut sur une série de questions : “Combien de temps le président pourra-t-il ainsi continuer à écraser ses adversaires et trahir ses alliés, à tordre le bras à l’Union européenne ? Jusqu’où, dans sa dérive autocratique, entraînera-t-il la Turquie ?” Emmanuel Macron est désormais prévenu.
Dans la tête de Recep Tayyip Erdoğan de Guillaume Perrier (édition Solin/Actes Sud), sortie le 10 janvier 2018, 19€
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