Jonathan Coe consacre une biographie monumentale à son double négatif, le très expérimental et oublié B.S .Johnson, suicidé en 1973. Un coup de génie.
Dans une salle de classe du début des années 1960, des écoliers londoniens décrivent leur instituteur remplaçant. Sous la plume des mômes, l’imposant pédagogue a “la démarche d’un éléphant fougueux”.
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Quarante ans plus tard, la formule, jaillie de la boîte à malices d’un moutard d’Islington, deviendra le titre d’une formidable biographie de Jonathan Coe consacrée à l’un des écrivains les plus attachants des sixties britanniques – Coe n’a jamais caché sa fascination pour l’Angleterre du passé, consignée dans son étourdissant roman Bienvenue au club.
Un écrivain qui, nonobstant sa stature physique de Gargantua, s’apparenterait plutôt à un Don Quichotte des lettres anglaises. Car B.S. Johnson était un anachronisme ambulant, prisonnier de valeurs le rendant insensible aux rythmes et couleurs du swinging London.
Car, avant de le mener au suicide – il s’ouvrira les veines dans sa baignoire en 1973 –, sa sensibilité superstitieuse fit de lui un éléphant de porcelaine, aussi mal à l’aise dans le magasin d’antiquités de l’establishment que dans les galeries branchées du pop art.
L’homme dont Jonathan Coe estime qu’il incarna “à lui tout seul l’avant-garde littéraire en Grande-Bretagne dans les années 1960” naît, en 1933, dans une famille de la classe ouvrière.
Séparé de sa mère lors du Blitz, Bryan Stanley Johnson en éprouve un durable sentiment d’abandon. En réaction, il se bâtira un bunker de certitudes : au sortir de l’université, il décrète dans un élan de fièvre doctrinaire que le roman moderne doit refuser les facilités de la fiction.
Il offre alors le paradoxe d’un auteur déterminé à innover sur le plan formel sans jamais s’éloigner de son expérience vécue. De cet impératif naîtront des astuces narratives ou typographiques, et un étrange voyage en mer : lorsque Johnson décide, pour Chalut (1966), de jeter un filet dans ses souvenirs, son souci d’authenticité le force à s’embarquer à bord d’un bateau de pêche, où l’attend un monstrueux mal de mer.
Homme de convictions, Johnson est un infatigable activiste de la révolution littéraire. Mais d’une révolution qu’il contemple dans un rétroviseur ultrasélectif : Joyce et Beckett y font figures de géants alors que les héritiers de Dickens comme les rêveurs de l’ère hippie en sont bannis.
Au théâtre, dans la presse, à la radio et à la télévision, il multiplie les éclats polémiques, récolte quelques lauriers critiques et déroute éditeurs, lecteurs, auditeurs et spectateurs.
Au nombre de ces derniers figure le jeune Jonathan Coe. En novembre 1974, la famille Coe s’installe devant son téléviseur, impatiente de regarder un documentaire intitulé Fat Man on a Beach, consacré à sa plage préférée du pays de Galles.
Mais, au lieu de la pastorale escomptée, les Coe découvrent, interloqués, un volumineux conteur qui digresse à l’infini et narre des anecdotes sinistres.
Agé de 13 ans, le jeune Jonathan ne sait pas qu’il passera huit ans à collecter documents et témoignages afin d’éclairer la vie et l’oeuvre de l’étrange bonhomme qui occupe l’écran.
La seconde rencontre entre Jonathan et Bryan a lieu en 1985. Thésard, Coe découvre fasciné les théories de Johnson ainsi que l’ultime roman que celui-ci publia de son vivant, Christie Malry règle ses comptes (1973), authentique chef-d’oeuvre d’humour noir et de logique paranoïaque.
De ce choc intellectuel et littéraire naîtra, vingt ans après, une biographie passionnée où l’attitude de Coe face à son sujet devient “de plus en plus combative”.
L’ironie que suscitent les rodomontades de Johnson va de pair avec une admiration émue pour cet illuminé élitiste si à cheval sur ses principes que, pour lui, “avoir recours aux Beatles” – auxquels il suggéra en vain de subventionner l’un de ses films – était un crève-coeur.
Derrière l’ambivalence de Coe se devine parfois la mauvaise conscience d’un écrivain à succès qui, succombant aux sirènes de la narration romanesque, ne pratique guère cet “art du refus radical” de rigueur quand il était étudiant à Cambridge.
A la différence de Coe, Johnson, grand fan de foot, s’est condamné à marquer des buts sur “un terrain où il était presque le seul joueur”.
Cette intransigeance reçoit aujourd’hui l’hommage d’une biographie monumentale aussi passionnante qu’un polar.
Maître romancier, Coe réserve au lecteur un dernier chapitre bluffant où se rejoignent énigme littéraire et mystère homoérotique.
Si Johnson croyait à la sorcellerie, c’est en magicien du suspense que Coe conclut son histoire.
B. S. Johnson, histoire d’un éléphant fougueux (Quidam), traduit de l’anglais par Vanessa Guignery, 506 pages, 30€.
Les oeuvres de B. S. Johnson sont publiées en France chez Quidam.
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