Récit déstructuré d’un casse de haut vol sur fond de course hippique, « L’Ultime Razzia » (« The Killing »), troisième long-métrage de Stanley Kubrick, bénéficie d’une nouvelle sortie en copie restaurée 4K. Moins connu que ses successeurs, il esquisse derrière ses atours humbles certains motifs de l’œuvre inclassable à venir. (Spoilers)
Cet article dévoile des éléments de l’intrigue de L’Ultime Razzia de Stanley Kubrick.
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Fraîchement sorti de prison, le charismatique gangster Johnny Clay échafaude un nouveau coup aux airs de pari fou : dérober la caisse d’un champ de course hippique par un jour de forte affluence. Il constitue pour cela une équipe de braqueurs amateurs, et confie à chacun une mission bien précise. La réussite du hold-up repose sur une organisation méticuleuse, qu’un rien est susceptible d’enrayer.
« Le film d’un bon élève, sans plus »
En 1958, Stanley Kubrick a 28 ans. Loin du créateur démiurge de 2001 : L’Odyssée de l’espace et de Shining comme du réalisateur provocateur des Sentiers de la gloire et de Lolita, le jeune homme est un cinéaste en devenir, qui forge son art en autodidacte.
D’abord photographe, ce timide gamin du Bronx féru d’échecs et de jazz s’initie aux tournages par le biais de courts-métrages documentaires. Ses premiers longs auto-produits, dont il tient toutes les ficelles en véritable homme-orchestre, font office d’apprentissage empirique loin des studios. Et si Kubrick reniera le maladroit Fear and Desire (1953), film de guerre métaphorique longtemps introuvable, et que Le Baiser du tueur (1955) tient plus de l’anecdotique série B que du petit chef d’œuvre, ces coups d’essais en solitaire attireront l’attention de la puissante United Artists, alors en phase de diversification et attirée par le cinéma de genre.
Dans la carrière de Kubrick, L’Ultime Razzia (The Killing en VO) fait office de jalon à bien des égards : première œuvre produite par une grosse compagnie, premier budget conséquent, première collaboration avec un chef opérateur (la légende prétend que le fier réalisateur cloua le bec du technicien expérimenté à l’occasion d’une histoire de focale sur un traveling chevalin), première adaptation également (Kubrick était déçu de ses scenarii originaux, et basera toute son œuvre future sur des matériaux préexistants). Le cinéaste collabore à cette occasion avec James B. Harris – précieux compagnon de route qui produira par la suite Les Sentiers de la gloire et Lolita –, choisit de se baser sur le polar Clean Break de Lionel White, et lorgne ouvertement vers Quand la ville dort de John Huston (1950), à qui il emprunte l’acteur principal Sterling Hayden.
Bien reçu par la critique anglo-saxonne, L’Ultime Razzia place le jeune Kubrick au rang des cinéastes prometteurs, et lui ouvre les portes dorées des grosses productions. Time Magazine le compare déjà à un nouvel Orson Welles, lançant un parallèle au long cours repris tant par l’intéressé (« parmi les jeunes metteurs en scène américains, je ne vois guère que Kubrick », déclarait Cinéphile Welles en 1958) que par les commentateurs et exégètes de son œuvre, friands de ce genre de rapprochements (parfois un peu forcés) entre deux génies solitaires. En France, la réception est plus tiède : joliment salué dans Le Monde « Le nom de Kubrick est à retenir« ) et Positif (« L’œuvre de Stanley Kubrick est en très bonne voie. Il ne foule que les sentiers parfois battus par les plus grands.« ), le film fait peu de remous aux Cahiers, pourtant curieux de séries B américaines, et se voit qualifié d’un simple « copie d’un bon élève, sans plus » par Jean-Luc Godard.
Série noire délavée et distordue
Récit sec et nerveux, L’Ultime Razzia s’inscrit à première vue parfaitement dans le genre du polar, dont il reprend les codes essentiels, des personnages à la morale douteuse aux ambiances enfumées en passant par les enjeux véreux et la mécanique sanglante. Et s’il ne se défait pas des tics des séries B de l’époque (musique omniprésente, montage un peu haché et casting inégal), il investit brillamment le sous-genre du « film de casse parfait », faisant de la structure millimétrée du forfait la forme même du film.
Déstructurés, chronométrés et soutenus par une voix off joueuse, les préparatifs et l’exécution du hold-up forment une ligne sous haute tension qui s’ébroue entre pics dramatiques (la scène du parking ou la rixe au bar du champ de course) et creux bavards (les disputes conjugales ou la philosophie sur plateau d’échec). Plus que par l’action pure, le film semble magnétisé par sa galerie de personnages, casting d’inconnus sans figure proéminente aux motivations convaincantes et aux backgrounds individuels fouillés.
Au-delà de la narration disloquée, l’inventivité de Kubrick perce la membrane classique de L’Ultime Razzia en de multiples éclats formels. Captation documentaire de l’ambiance du champ de courses (on pense à la seconde partie de Full Metal Jacket), jeux d’angulations inconfortables des plans d’intérieur (repris dans Lolita et Docteur Folamour), étonnante séquence d’après fusillade en caméra à l’épaule rappelant les accès de violence d’Orange Mécanique… S’il ne déploie pas l’aura des chef d’œuvre à venir, le film a engendré une belle descendance, depuis Mise à sac d’Alain Cavalier à Logan Lucky de Steven Soderbergh en passant par Heath de Micheal Man, Reservoir Dogs de Quentin Tarantino et un remake / hommage de Pierre-William Glenn.
Le geste du truand et le programme de l’artiste
« Tu sais, je me dis souvent que les truands et les artistes ont le même statut aux yeux du public. Malgré toute l’admiration qu’on leur porte, au fond, on souhaite qu’ils se cassent la figure. » Il est tentant de faire de la maxime proférée par Maurice, l’ancien catcheur passionné d’échecs engagé par Johnny Clay pour faire une diversion musclée au bar du champ de course, l’argument secret d’un film à dimension programmatique. À travers l’effeuillage chronologique hyper-détaillé de la mécanique criminelle, Kubrick laisse affleurer sa volonté de contrôle et sa fascination pour les mécaniques implacables. Rivé aux allées et venues millimétrées et quasi-robotiques des gangsters, le cinéaste capte ce que le geste humain retient, et ce qui lui échappe.
Chez le réalisateur nihiliste s’affrontent déjà des forces d’organisation et de désorganisation, la volonté de contrôle des hommes se heurtant aux puissances du hasard et du chaos. Point ici d’hôtel hanté ou de monolithe noir, il suffira d’un caniche trop curieux pour faire dérailler la mécanique la mieux huilée, et transformer les personnages en pantins d’un récit joué d’avance. « Tout ce que j’ai eu, c’est une mauvaise blague sans même une chute valable », murmurera le personnage de Cherry avant de s’effondrer.
Inutilement retors, inégalement interprété et un peu trop bavard, L’Ultime Razzia n’est pas un grand film, et fait assurément partie de ces œuvres artificiellement rehaussées par l’aura postérieure de leurs créateurs. Mais sa torsion habile des règles du genre ainsi que ses audaces formelles en font un film singulier, signant tant la fin d’un apprentissage empirique du cinéma que l’exposé du programme secret d’un artiste. Fort d’un succès public et critique, Kubrick peut s’emparer des moyens de l’édifice hollywoodien pour les forger en miroir déformant, et ouvrager les premiers jalons mémorables de son œuvre inclassable. C’est d’ailleurs par ce film qu’il se fera remarquer par Kirk Douglas, acteur de génie qui le mènera des tranchées françaises aux révoltes serviles de la Rome antique. La suite de l’histoire est en tout cas plus connue que cette Ultime Razzia, qu’on (re)-découvrira avec intérêt.
L’Ultime Razzia (The Killing) de Stanley Kubrick, 1956, reprise en version restaurée 4K le 3 janvier 2018.
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