Star de la “pop philosophie”, le Slovène Slavoj Zizek étudie Hegel et Marx à la lumière de la psychanalyse. Dans un manifeste pour un nouveau communisme, il développe une critique forcenée du capitalisme global.
Bio express SLAVOJ ZIZEK
Né en 1949 en Yougoslavie, Slavoj Zizek est philosophe. Ancien dissident, il fut l’élève de Jacques-Alain Miller, le gendre de Jacques Lacan. Lacanien fervent, Zizek l’est resté et entend relire Hegel et Marx à la lumière de la psychanalyse. Critique passionné de cinéma, il fait paraître, en même temps que son manifeste pour un nouveau communisme, Jacques Lacan à Hollywood et ailleurs, chez Jacqueline Chambon.
Pour vous, la crise financière de 2008 serait la répétition sous forme de farce de la tragédie du 11 septembre 2001. En quoi ?
Après la chute du mur de Berlin en 1989, on a proclamé le triomphe du capitalisme et la fin des utopies. C’était au contraire une utopie véritable qui débutait avec la fin de l’histoire, et des conflits, théorisée par Fukuyama. Cette utopie a été mise à mort deux fois : la tragédie du 11 septembre 2001 a montré que la démocratie est incapable d’imposer l’ordre global ; la farce de la crise financière de septembre 2008 a annoncé la fin du libéralisme économique. On sait maintenant que le marché requiert des régulations de plus en plus fortes de la part de l’Etat.
Pourquoi le retour du communisme que vous annoncez ne se ferait-il pas sous forme de farce plus ou moins sanglante ?
Se réclamer du communisme après son écroulement lamentable au cours des années 1990 peut paraître une rigolade sinistre. Mais notre unique horizon est-il encore le capitalisme et son Etat libéral ? Tout le monde dit oui, même la gauche. Autrefois, la gauche voulait un socialisme à visage humain, aujourd’hui elle milite à fond pour un capitalisme global humanitaire. Malheureusement, il y a des antagonismes que le capitalisme ne peut pas résoudre. J’en ai identifié quatre : l’écologie, la propriété intellectuelle, la biogénétique, les murs du nouvel apartheid.
La gauche, seule victime de la crise ?
C’est comme si le capitalisme avait inventé cette crise pour démontrer que même dans une situation grave, la gauche restait incapable de répondre. Quelle ironie : au moment où la gauche modérée se dissout en Allemagne, en France, en Italie et en Grande-Bretagne, les Etats-Unis découvrent les bienfaits de la social-démocratie. Obama est le premier président social-démocrate américain. Je prévois qu’il va sauver le capitalisme et perdre les élections dans trois ans.
Vous écrivez qu’il faut détruire le capitalisme et utiliser l’Etat de manière non étatique…
Je dis qu’il y a des problèmes qu’on ne peut résoudre dans le cadre du capitalisme. Ce qui se passe en Chine me paraît crucial. Un nouveau capitalisme dynamique y fonctionne parfaitement avec un pouvoir autoritaire. Cette tendance, sous des formes diverses, va infecter le monde entier. L’Italie de Berlusconi nous donne déjà une version de ce capitalisme où la démocratie formelle sert un pouvoir personnel.
Que veulent les “nouveaux communistes” ?
La mobilisation collective doit porter sur les communs, ce qu’on partage comme notre bien commun. L’écologie en est un, où notre substance naturelle est en jeu. La propriété intellectuelle en est un autre, qu’on ne doit pas privatiser. La biogénétique en relève aussi car il est impensable de spéculer sur notre héritage biologique. Enfin, le nouveau communisme doit lutter contre les nouvelles formes d’apartheid qui empêchent le libre usage des biens communs. La chute du mur de Berlin avait symbolisé la débâcle communiste, or les murs se dressent de partout : USA-Mexique, Israël-Palestine, entre les inclus et les exclus. Ces nouvelles frontières créent un état latent de guerre civile. Même ici, en France, avec les émeutes en banlieue parisienne, il y a trois ans. Dans cette nouvelle scène on ne peut plus isoler un agent, comme naguère la classe ouvrière, et dire avec Marx : c’est ça la singularité universelle, le groupe social particulier à même d’incarner l’émancipation de l’humanité tout entière.
L’appartenance au prolétariat ne serait plus une question de classe ?
Il y a plusieurs modes de prolétarisation. Face aux catastrophes écologiques par exemple, nous sommes tous prolétarisés, privés de notre substance naturelle. Il y a aussi quelque chose comme un prolétariat psychique. La philosophe Catherine Malabou a développé, dans Les Nouveaux Blessés, la thèse selon laquelle la figure prédominante du malaise psychologique aujourd’hui serait le personnage posttraumatique, un mort vivant psychique privé de sa propre histoire. Lorsque Marx dit : “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !”, il faut entendre désormais le prolétaire à tous les niveaux. Prolétaires psychiques, prolétaires écologiques, victimes de manipulations biogénétiques, bien sûr l’ouvrier traditionnel et le moderne travailleur numérique mais aussi les nouveaux pauvres et les centaines de millions de migrants…
Vous n’êtes pas vraiment optimiste.
Je suis modérément apocalyptique. Vu le délitement de la gauche, les forces capables d’exprimer politiquement ce malaise sont presque exclusivement le fondamentalisme et le racisme. Selon Walter Benjamin, derrière chaque fascisme il y a toujours une révolution ratée. Seule une nouvelle gauche peut à mon avis interrompre cette dynamique du système global, entre universalisme capitaliste et réaction nationaliste et fondamentaliste. La situation est dangereuse. Il est possible que l’humanité survive mais à un niveau postcatastrophique, avec quelques cercles de privilégiés et une majorité d’exclus. Le fossé s’accroît entre capitalisme et démocratie et cela nourrit mon pessimisme.
A propos du communisme, vous faites vôtre la phrase de Beckett dans Cap au pire : “Essayer encore. Rater encore. Rater mieux.”
Ce n’est pas obligatoire mais fort possible. Il est certain que le capitalisme ne peut pas continuer ainsi à l’infini. Il y aurait même quelques raisons d’espérer puisque les staliniens, eux, ne sont plus communistes. Ils se sont parfaitement accommodés du capitalisme, en Chine comme en Russie et dans le monde entier ! Lorsqu’on me demande comment prévenir le retour du stalinisme, je dis : où est le problème ? Les staliniens sont déjà passés de votre côté. On peut, à nouveau se dire communiste sans raser les murs. Ce n’est pas si mal. Ça recommence !
Après la tragédie, la farce ! ou Comment l’histoire se répète (Flammarion), traduit de l’anglais par Daniel Bismuth, 244 pages, 20 €.