Dans Se défendre, une histoire de l’autodéfense politique des minorités, symboliques ou réelles, la philosophe analyse les mouvements #metoo et #balancetonporc et leurs implications féministes.
La question du sexisme, et la manière d’y résister, traverse en partie votre essai Se défendre. En quoi les effets récents de l’affaire Weinstein, #balancetonporc ou #metoo font-ils écho à votre réflexion ? Vit-on un moment clé de l’histoire du féminisme ?
Elsa Dorlin — Le partage d’expériences vécues de #metoo s’inscrit dans la longue histoire du féminisme. Dire “moi aussi” revient à exprimer que ce que je vis singulièrement est en réalité une expérience qui fait écho à une situation sociale commune, que ce qui m’arrive n’est pas propre à mon vécu individuel, mais advient parce que je suis prise dans des rapports de pouvoir. C’est un processus classique de conscientisation politique. Il fait apparaître la dimension profondément politique de ce qui jusqu’ici était considéré comme relevant du privé, de l’intime, du personnel – et donc de ce qui ne comptait pas politiquement.
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Il faut rappeler que le hashtag “metoo” a une histoire, c’est Tarana Burke, militante africaine-américaine engagée sur les questions d’éducation et d’égalité, qui lance l’expression dès 2007 pour dénoncer l’invisibilité des violences sexistes faites aux femmes racisées. A mon sens, cela permet de comprendre que, si l’expérience du sexisme est bien commune à toutes les femmes, toutes les femmes n’en font pas l’expérience de la même façon selon qu’elles sont blanches ou noires, actrices, journalistes, ouvrières ou femmes de ménage, catholiques ou musulmanes, valides ou handicapées, selon leur sexualité, leur âge.
Il y a encore des “moi aussi” plus audibles que d’autres. Le défi de #metoo devrait précisément consister à révéler toutes ces expériences – c’est-à-dire toutes les expressions du sexisme quand celui-ci ne peut pas être isolé des autres discriminations qui en accentuent la violence.
Avec #balancetonporc, on est face à une stratégie un peu différente. Ces trente dernières années, les féministes n’ont été entendues sur la question des violences que si elles demandaient à l’Etat plus de “protection” (et notamment plus de lois). Finalement, cela a permis de renforcer l’idée que les femmes sont par définition sans défense et donc “agressables”.
“Une multitude de petites stratégies qui relèvent d’une autodéfense quotidienne”
Le pouvoir politique peut ainsi s’en tenir à “sensibiliser” les hommes au problème : une enquête Virage de 2015 a quand même estimé à 62 000 le nombre de viols et de tentatives de viol au cours de l’année précédente (et je ne parle pas des chiffres concernant les mineures…). De fait, il est incompréhensible que nous continuions à croire que la seule solution soit cette pédagogie aux effets cosmétiques et non l’éducation. Le seul effet d’une telle politique est de laisser les femmes se débrouiller, résister comme elles peuvent, en restant polies et souriantes… D’où la multitude de petites stratégies qui relèvent d’une autodéfense quotidienne face à ces violences mais qui sont épuisantes parce qu’il s’agit souvent de prendre sur soi.
Avec #balancetonporc, c’est différent. On est proche d’une technique de sabotage, théorisée dans les mouvements anarchistes. Quand le rapport de force ne se résout pas par la revendication ou la grève, par exemple, on recourt à d’autres moyens d’action : on casse l’outil de travail, c’est le “sabot” dans la machine, ou on brise le silence complice, c’est la technique de la “bouche ouverte”, selon Emile Pouget (Le Sabotage, 1912). Pendant que d’autres font de belles déclarations d’intention sur la “grande cause nationale” ou vont donner des leçons à l’étranger sur la liberté des femmes, on décrit exactement ce qui se passe dans la société “réelle”, au jour le jour. #balancetonporc, c’est la réalité crue de la violence ici et maintenant.
Pour #balancetonporc, il y a eu des réactions fortes, des dénonciations d’appel à la délation.
Alors que cette stratégie de sabotage est absolument non violente, elle est perçue par certains comme “ultraviolente”, ce qui démontre son efficacité. La parole est devenue une arme, parce qu’ici il n’est pas question d’une parole d’aveu, de honte, d’une parole qu’on scrute pour savoir si “elle dit la vérité”, d’une parole qu’on écoute avec une compassion indifférente… C’est une parole précise, froide, factuelle, qui fait mal à la tête car elle réveille la société de son long sommeil dogmatique sur “la séduction à la française”.
Elle suscite donc, au mieux, une perte de repères pour beaucoup d’hommes ; au pire, une levée de boucliers. Et l’indécence des réactions qui l’assimilent à de la délation ont pour seul mérite de montrer que nous sommes bien dans un rapport de force : ce qui permet au sexisme de perdurer avec une telle permanence, ce n’est pas le silence des “victimes”, c’est bien le silence, la cécité ou la surdité complices de ceux qui en tirent directement ou indirectement des bénéfices.
Le champ du féminisme est traversé de nombreuses controverses. Avez-vous l’impression que ce mouvement pourrait rassembler les féminismes ?
Ce qui me semble peut-être plus urgent, c’est de voir comment ce mouvement peut permettre de mieux distinguer ce qui oppose une approche ou une position féministe et ce qui relève d’une approche ou d’une position “fémonationaliste” – selon l’expression de Sara Farris. On considère comme “féministes” des discours qui aujourd’hui en reprennent peut-être le lexique mais qui au fond s’apparentent à une instrumentalisation rhétorique des droits et libertés des femmes à des fins nationalistes ou racistes.
En témoignent les débats survenus à propos de Tariq Ramadan : les accusations de viol à son encontre ont été l’occasion d’une déferlante islamophobe et de procès en trahison (je pense évidemment aux accusations qui ont visé Mediapart), comme si dans ce cas précis le sexisme était la marque distinctive d’une religion. Et dans ce cas, à quelques exceptions près, tout le monde applaudissait les bienfaits de #balancetonporc. Si l’on se rappelle “l’affaire DSK”, en 2011, quasiment les mêmes protagonistes crient alors au scandale mais cette fois-ci au profit de celui qui est accusé : non-respect de la présomption d’innocence, dérive puritaine de la société américaine où le moindre geste de séduction est considéré comme une tentative de viol, remise en cause évidemment de la parole de la “femme de chambre”, ou grosse rigolade sur “le troussage de domestique”…
Dans les deux cas, il ne faut pas se méprendre, la question des violences sexistes est purement accessoire. Elle n’a été que l’occasion d’exprimer autre chose : un discours nationaliste. L’enjeu, par conséquent, pour les courants féministes est le suivant : continuer à participer à ce petit jeu malsain ou créer une coalition pragmatique. Pour que cette dernière puisse être possible, il faut prendre acte du fait que la dénonciation du harcèlement et des violences sexistes fait l’objet d’un double standard moral qui aujourd’hui ne cesse d’alimenter le racisme.
Le problème n’est-il pas de mettre le racisme au-dessus du sexisme, et de créer ainsi de la confusion ?
Le problème ne devrait pas se poser en ces termes. Il s’agit de changer de cadre d’analyse et de refuser que de tels enjeux politiques soient posés ainsi. Si le sexisme est constamment “perçu”, “reconnu”, “scandaleux”, “inacceptable”… quand il s’agit du jour de l’an à Cologne, d’un café à Sevran, de Tariq Ramadan ou de jeunes des cités, et qu’il passe inaperçu, devient méconnaissable, exceptionnel, excusable ou faisant partie de banals faits divers qualifiés de “drames familiaux” lorsqu’il s’agit d’un chanteur charismatique qui tabasse à mort sa compagne, d’un mari qui tue sa femme et ses enfants à coups de fusil, d’agressions sexuelles lors de ferias ou autres fêtes de la raclette, du saucisson ou de la choucroute, des coulisses de l’Assemblée nationale ou des grands studios, il y a un problème gravissime.
“Les violences sexistes sont transversales – il n’y a ni profil, ni classe, ni quartier, ni religion, ni couleur, ni nationalité qui en auraient l’exclusivité”
Il ne s’agit pas de rentrer dans le débat stérile de savoir ce qui est pire dans cette liste, mais de garder en tête que, oui, les violences sexistes sont transversales – il n’y a ni profil, ni classe, ni quartier, ni religion, ni couleur, ni nationalité qui en auraient l’exclusivité. Ça en dit long sur les logiques de solidarité masculine : sacrifier la frange la plus basanée et ségréguée des hommes permet aux autres de s’en tirer à bon compte – de pouvoir passer pour des amants civilisés, des chevaliers servants prenant fait et cause pour les femmes, des êtres de raison juges et parties de la colère féminine…
On peut donc être sceptique sur le bien-fondé d’une criminalisation du harcèlement sexuel de rue, comme le souhaite Marlène Schiappa : s’agit-il de lutter contre les violences sexistes à partir de leur réalité sociologique ou d’élargir la palette d’outils autorisant des contrôles au faciès ? Pourquoi ne pas mettre en avant des mesures plus efficaces sur le harcèlement au travail et commencer enfin à appliquer les lois sur l’égalité des salaires qui datent de 1983, s’attaquer aux licenciements ou aux mises au placard consécutifs à des dénonciations de harcèlement… Si les femmes gagnent moins, elles valent moins, même à poste équivalent. Symboliquement, c’est un blanc-seing pour continuer de leur mettre des mains au cul…
Mais, parlons concrètement, c’est aussi une mesure disciplinaire très efficace pour les retenir de renverser les tables et de mettre des gifles. Pour la très grande majorité des femmes, il y a un coût économique et social, et c’est bien là qu’il faut aller chercher l’explication pour comprendre pourquoi, face au sexisme, “on prend sur soi”.
Se défendre – Une philosophie de la violence (Zones), dernier livre paru
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