La charge mentale, le harcèlement de rue, l’affaire Weinstein et le #MeToo… La dessinatrice de bande-dessinée Emma revient sur l’actualité qui a marqué le féminisme en 2017.
En mai dernier, Emma a publié Fallait demander, une bande dessinée sur la répartition des tâches, l’organisation du quotidien, soit la « charge mentale » qui incombe aux femmes. A chaque fois, ses planches soulèvent des questions féministes et sociales et sont partagées des milliers de fois sur Facebook. Bilan de l’année 2017 avec cette ingénieure en informatique de 36 ans déterminée à en découdre avec les inégalités femmes-hommes.
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Votre BD Fallait demander a été un incroyable succès – partagée plus de 25 000 fois en une nuit, et numéro 1 des ventes sur Amazon – et a réellement permis de mettre en lumière la question de la charge mentale. Que reste-t-il de ce débat aujourd’hui, selon vous ?
Emma – Beaucoup de choses. Je suis impressionnée et contente parce que j’ai l’impression que le mot est rentré dans le vocabulaire courant grâce à une petite bande dessinée, une trentaine de vignettes toutes simples. Mais surtout aussi, grâce après à la communauté de centaines de milliers de femmes qui ont continué de porter le sujet dans les médias. Ce mot est sorti de la sphère universitaire et il est passé dans le langage courant. Tout d’un coup il est apparu dans des conversations, dans des blagues, et c’est devenu un concept à part entière.
Comment vous avez découvert ce concept ?
J’étais tombée sur une chronique de David Abiker, sur Europe 1, qui avait écrit un petit article sur la charge mentale. Je venais d’avoir mon enfant, j’avais repris le travail, et jusque là, avec mon compagnon, nous formions un couple égalitaire. J’avais le sentiment que le partage des tâches entre nous était égalitaire, mais je ne comprenais pas pourquoi j’étais tout le temps épuisée, contrairement à lui. En lisant cet article sur la charge mentale, j’ai réalisé que depuis mon congé maternité, c’était à moi que revenait la responsabilité de tout ce qui concernait notre enfant : planifier les rendez-vous médicaux, prendre les contacts avec l’école, la nounou, racheter des vêtements dès qu’il prenait deux centimètres… J’étais la seule à penser à tout ça, et j’étais crevée.
Suite à votre bande dessinée, une pétition pour l’allongement du congé paternité (de 11 jours à 4 semaines) a été lancée. Fin octobre, le magazine Causette en lançait une autre, où 40 personnalités masculines interpellaient le gouvernement pour réformer le congé paternel. Vous attendiez-vous à un tel retentissement ?
Je ne m’y attendais pas, mais c’est aussi ce genre de choses que j’espère en faisant ce travail. Cela fait un moment que j’évolue dans les milieux féministes, et je trouve que les hommes y cherchent beaucoup leur place. Et à raison, car cela n’est pas facile de militer pour l’émancipation d’un genre et de laisser une place pour un autre. Pourtant, à chaque fois, j’essayais d’expliquer à ces hommes combien il était important qu’ils prennent eux-mêmes leur place, qu’ils se saisissent de ces questions, qu’ils militent pour l’allongement du congé paternité, ou pour la déconstruction de la virilité…
Je pense que beaucoup d’hommes sont conscients du fait que le congé maternité n’est pas une période facile et ils ne ressentent pas l’urgence d’être présents dans ce moment-là. A contrario, nous ressentons le besoin qu’ils le soient. Le fait de souffrir de cette absence pendant le congé maternité est finalement moteur de la mobilisation chez les femmes, cela nous donne l’énergie pour demander de l’aide. Alors que les hommes sont un peu en dehors de cette période et n’ont pas ce moteur nécessaire pour prendre cette place. Quelle jeune maman n’a jamais entendu son compagnon dire : « Il faut bien retourner au travail », ou « Il faut bien faire tourner l’économie pendant que vous vous occupez des enfants » ? Beaucoup d’entre eux estiment qu’il est plus glorieux de retourner au travail que de remplir leur rôle de père dans sa totalité. Ces idées reçues sont complètement fausses et restent encore à déconstruire.
La question de la pénalisation du harcèlement de rue et le manspreading, ont beaucoup retenu l’attention des médias cette année et ont permis d’ouvrir le débat sur le sexisme systémique. En quoi ces débats ont-ils aider votre réflexion ?
Pour ma part, ce sont des débats auxquels j’ai assisté depuis longtemps dans des groupes féministes, qui rassemblent des personnes déjà un petit peu politisés, engagés. Mais petit-à-petit, j’ai vu des personnes se saisir de ces questions alors qu’elles avaient un regard un peu négatif dessus jusqu’ici. Certaines femmes ont commencé à réaliser combien le sexisme était ancré dans leur quotidien, qu’elles le subissaient depuis longtemps et qu’elles ne s’en rendaient pas forcément compte avant. Elles ont pris conscience que le féminisme était là pour empêcher ça, et qu’il n’y avait aucune lutte revancharde dedans, ou toutes autres idées reçues que l’ont peut avoir sur cette lutte.
La question de la fin du patriarcat est au cœur de vos bandes dessinées. Que retenez-vous de la libération de la parole des femmes depuis l’affaire Weinstein ?
Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un libération de la parole des femmes, elles ont toujours parlé. Nous avons plutôt assisté à une libération des oreilles. Cette parole a été enfin entendue, écoutée. Dans les générations précédentes, beaucoup de femmes ont parlé des agressions sexuelles dont elles ont été victimes, mais on leur a souvent demandé de se taire. On a parfois remis leur parole en cause en leur disant qu’elles exagéraient, ou en leur demandant carrément de se taire pour ne pas porter préjudice à l’agresseur. Mais dans le cas de l’affaire Weinstein, les femmes ont parlé de manière tellement massive, et sur des supports incontrôlables que sont les réseaux sociaux, que l’on n’a pas pu leur demander de se taire. Ce n’était plus possible. C’est aussi par là qu’est passée la prise de conscience féministes : lorsque l’on regarde son passé, et que l’on se rend compte que l’on a dû surmonter des embuches que les hommes n’ont jamais connues.
#MeToo, #Balance ton porc, votre blog… Les réseaux sociaux ont-ils ouvert la page d’une nouvelle histoire du féminisme ?
Les réseaux sociaux ont des bons et des mauvais côtés. Ils autorisent beaucoup de violences verbales, et je pense que ça peut paralyser quelque peu les luttes réelles dans le sens où les gens en partageant des choses peuvent avoir l’impression d’avoir fait autant que s’ils s’étaient déplacés pour une conférence, ou une manifestation. Il est nécessaire de créer aussi du lien réel, de se rencontrer, d’échanger en vrai. L’intérêt des réseaux sociaux est que des luttes réelles découlent de luttes virtuelles. Au-delà de ça, les réseaux sociaux parce qu’ils ne peuvent pas être totalement contrôlés sont aussi quelque chose d’incroyable. Le pouvoir gouvernemental et le pouvoir capitaliste essaient d’en prendre partiellement le contrôle, mais tout le monde continue de pouvoir s’exprimer. On peut tenir des propos, et porter des sujets restés inaudibles dans les médias traditionnels. Les voix les plus inaudibles peuvent s’exprimer, et des personnes qui n’ont pas pour habitude de les écouter peuvent s’y intéresser.
Quel livre vous a le plus marqué cette année ?
Le livre qui m’a le plus ouvert le regard c’est Les filles voilées parlent, (Ed. La Fabrique). Je suis athée pour ma part, et jusqu’ici je pense que j’avais un regard un peu condescendant sur ces femmes qui portent le voile en France. Ces témoignages de femmes politisées et libérées m’a un peu fait descendre de mon piédestal, c’était très instructif.
Quel est votre mot de 2017 ?
Collectivité. Parce dans ce qui s’est passé avec l’affaire Weinstein et le #MeToo, et tous les débats qu’il y a eu sur la charge mentale, c’est aussi le nombre qui a joué. Ce n’est pas une personne haut placée qui a porté un sujet, c’est l’ensemble de la classe des femmes qui a mis en lumière cette question, et a forcé ceux qui détiennent le pouvoir et l’information de traiter ce sujet.
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