La décision de la Cour d’appel de Versailles du 4 juillet ordonnant à Mediapart et au Point de retirer les enregistrements pirates (entre Liliane Bettencourt et son gestionnaire de fortune Patrice de Maistre) et leurs retranscriptions apparaît comme en retard sur son temps. Entretien avec Philippe Piot*, spécialiste du droit de la presse et journaliste.
Comment interprétez-vous la décision de la Cour de Versailles du 4 juillet qui ordonne à Mediapart et au Point de retirer de leurs sites les enregistrements pirates et leurs retranscriptions au nom de l’atteinte à la vie privée de la milliardaire Liliane Bettencourt ?
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D’un point de vue procédural, cet arrêt est un peu dur à saisir. Il a été rendu par une juridiction en référé, une procédure utilisée lorsqu’il y a urgence. Cette décision anticipe donc une décision bordelaise (instruction judiciaire en cours menée par trois juges d’Instruction à Bordeaux) devant statuer sur le fond et qui n’a pas encore été rendue.
Sur quel fondement est-elle justifiée ?
La juridiction bordelaise est saisie sur le fondement de l’article 226-2 du code pénal. Il est reproché aux journalistes et aux organes de presse d’avoir publié des enregistrements réalisés dans un lieu privé, à l’insu de la personne enregistrée et portant atteinte à l’intimité de sa vie privée. C’est un cas particulier où la vie privée, qui relève d’ordinaire du code civil, est protégée par une disposition de nature pénale.
Cet article (226-2) n’avait pas été appliqué par le TGI de Paris qui avait indiqué, le 1er juillet 2010, qu’on était en présence « d’informations légitimes et intéressant l’intérêt général ». Le tribunal ajoutait que vouloir ordonner le retrait des enregistrements « reviendrait à exercer une censure contraire à l’intérêt public, sauf à ce que soit contesté le sérieux de la reproduction des enregistrements – ce qui n’est pas le cas en espèce ». Cette décision avait été confirmée en appel le 23 juillet 2010. Que s’est-il passé entre temps ?
La première chambre civile de la Cour de cassation a cassé l’arrêt par une décision du 6 octobre 2011. Elle a dit que « constitue une atteinte à l’intimité de la vie privée, que ne légitime pas l’information du public, la captation, l’enregistrement ou la transmission sans le consentement de leur auteur des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel « . La première chambre civile n’admet donc pas que l’infraction puisse être mise en balance avec le droit du public à être informé. Il faut comprendre que la Cour d’appel de Versailles, très critiquée ces derniers jours, suit la Cour de cassation. Il faut aussi savoir qu’il y a divergence de vue, sur ces questions relatives au droit du public à être informé, entre la chambre criminelle et la première chambre civile de la même Cour de cassation. Nous venons de l’observer au sujet du droit des journalistes d’évoquer des faits amnistiés. Finalement, un arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de cassation et une décision du conseil constitutionnel ont fait prévaloir l’information du public au détriment de la solution défendue par la première chambre civile de la Cour de cassation.
Quels sont les arguments développés par les avocats de Liliane Bettencourt ?
La défense de Liliane Bettencourt, dans la ligne de la chambre civile de la Cour de cassation, soutient qu’il n’y a pas lieu de se poser de question sur le contenu de l’enregistrement. Il suffit de constater les moyens mis en œuvre (écoutes illégales – ndlr) pour constater l’infraction et la réprimer. C’est une lecture très française et très textuelle, mais conforme à la tradition pénaliste de notre pays. Imaginons que nous soyons pendant la Seconde guerre mondiale. Une telle loi existe. Et on découvre qu’il y a des micros qui enregistrent des discussions dans des salons privés à la conférence de Wannsee (20 janvier 1942 – ndlr) lorsque Hitler et ses ministres mettent au point la Solution finale. Nous avons donc des enregistrements illégaux sur un crime contre l’humanité. Si on suit le raisonnement de la première chambre civile sans s’attacher au contenu des enregistrements : la loi interdit de révéler ces éléments au public. Ma question est : peut-on raisonnablement soutenir qu’il ne peut pas exister, absolument jamais, des circonstances particulières où l’intérêt du public à être informé prime sur d’autres considérations ?
L’arrêt de la Cour de Versailles suit-il le même raisonnement ?
La Cour n’est pas aussi catégorique que la défense de Liliane Bettencourt. Elle utilise un minimum de mise en balance en disant, en résumé, qu’il y a l’article 10 de la convention européenne (sur la liberté d’expression et le droit du public d’être informé – ndlr) mais qu’il y a aussi l’article 8 qui protège la vie privé. Ce que dit la cour, c’est que la vie privée peut l’emporter. Ce qui est parfaitement exact. La CEDH procède cependant à une mise en balance poussée, au cas par cas, pour donner une solution. La cour d’appel de Versailles dit autre chose. On peut traduire par : les journalistes ont le droit de présenter aux tribunaux des éléments qu’ils n’ont pas le droit de présenter à leurs lecteurs. C’est le raisonnement classique en matière de recel de secret de l’instruction, qui a déjà valu à la France plusieurs condamnations devant la Cour européenne des droits de l’homme. Le gouvernement est d’ailleurs en train de changer la loi à ce sujet. Ce qui m’amène à cette question : ce raisonnement est-il conforme à l’état actuel de la jurisprudence de la CEDH ? (La CEDH a plutôt tendance à privilégier le droit à l’information quand le débat d’intérêt général est important (suspicion de financement illégal de l’UMP, suspicion de conflits d’intérêts d’un ministre, redressement fiscal de Liliane Bettencourt à hauteur de 77 millions d’euros, etc.) – ndlr)
Est-ce le seul point étrange dans cette décision ?
Non. Je note qu’à aucun moment la cour d’appel de Versailles ne répond dans son arrêt à cette question : la procédure en référé, c’est-à-dire en urgence, a-t-elle un sens trois ans après la mise en ligne des enregistrements ? A fortiori quand ces éléments sont, depuis, impliqués dans une procédure judiciaire actuelle relevant elle-même d’un débat d’intérêt général. Souvenons-nous de la publication des photos de Laure Manaudou nue. Il y avait eu une procédure dans la journée de la publication pour bloquer les sites où elles se trouvaient. Selon la cour d’appel de Versailles, trois ans après ou le même jour c’est la même chose. La jurisprudence de la CEDH vient cependant nous dire que ce type de décision dépend du moment où elle est rendue.
D’autant que l’effet recherché par la justice n’a pas été atteint. Au contraire, de nombreux médias (arrêt sur image, Rue89, Libération, Arte radio…) et citoyens ont immédiatement diffusé et partagé une nouvelle fois ces enregistrements pour les mettre à l’abri de l’oubli…
Tout à fait. La cour de Versailles ne prend pas en compte le fait que ces documents ont été largement diffusés y compris par des médias qui sont d’autres médias que ceux qui sont poursuivis. Quel est le sens de bloquer ces infos chez Mediapart et au Point alors qu’on les retrouve ailleurs ? L’arrêt de la cour de Versailles ne se pose pas la question. La position de la CEDH est de dire : on va observer la manière dont l’info est diffusée. Ces derniers jours, pour qualifier cet état de fait, il a été utilisé l’expression de « domaine public » qui est impropre car cela renvoie à une notion de propriété intellectuelle. Le débat doit porter sur le fait de savoir si l’info est de « notoriété publique » ou non. La CEDH dit que si elle est de notoriété publique, ça ne sert plus à rien de l’interdire. Il y a là une vraie différence entre la position classique de la cour de Cassation et la jurisprudence de la CEDH.
La cour d’appel de Versailles a donc opéré une mise en balance assez partielle des droits ?
Il y a une esquisse de mise en balance mais le raisonnement principal demeure : la loi pénale interdit une telle atteinte à la vie privée. Donc si une information est captée et diffusée dans ces conditions, c’est une faute pénale. Cela entraîne un trouble, un préjudice et il y a lieu de dédommager la victime. Sauf que la CEDH ne raisonne pas comme la Cour de Versailles. Elle prend en considération une chose : même si l’infraction d’atteinte à la vie privée de l’article 226-2 est constituée – et on ne peut pas le dire aujourd’hui car les juges de Bordeaux ne se sont pas prononcés – cette protection de la vie privée doit être mise en balance avec le droit du public à être informé. Et ce droit du public à être informé peut l’emporter. La CEDH dit que plus le débat d’intérêt général est important, plus la nécessité de l’atteinte doit être motivée, j’insiste sur le terme, de « manière convaincante ».
Disposez-vous d’un exemple en tête ?
Précisément, l’arrêt « Observer et Guardian contre Royaume-Uni » pose que la nécessité de restreindre la liberté d’expression « doit se trouver établi de manière convaincante ». Il ne suffit pas que la répression soit prévue par la loi (légalité de la mesure), il faut établir pour le cas d’espèce le caractère nécessaire de cette répression, et le caractère « proportionné » de la réponse judiciaire. Ce qui induit une motivation renforcée, selon la méthodologie européenne. De ce point de vue, je reste sur ma faim à la lecture de l’arrêt de Versailles.
Comment procède-t-on pour mettre en balance deux droits quand ils s’opposent ?
De manière concrète : il faut déterminer le contenu des deux plateaux. Le premier concerne l’atteinte à la vie privée, le second l’intérêt du public à être informé.
La Cour de Versailles ne détaille pas ce second point…
Disons que je trouve que la motivation est un peu sèche, même si elle reprend le raisonnement de la chambre civile de la cour de Cassation. D’autant que d’autres juges pensent le contraire (décisions du TGI de Paris et de la Cour d’appel de Paris – ndlr). Ils l’ont dit et ça méritait donc d’être explicité davantage. La mise en balance est opérée de manière très rapide. Il n’y a pas de précisions sur le raisonnement que suit la juridiction au moment de la mise en pesée des deux plateaux.
Quelles peuvent-elles être les conséquences d’un tel raisonnement pour les journalistes ?
On se demande si cela peut vouloir dire que les journalistes n’ont pas le droit de donner des éléments précis, dès lors qu’existe un quelconque secret. Mediapart aurait-il dû écrire au conditionnel sans signaler les éléments que ses journalistes avaient entre les mains afin de rendre crédible son travail ? La CEDH explique à partir de quel moment un journaliste doit être protégé. C’est le paragraphe 54 de l’arrêt « Fressoz et Roire contre France » de 1999 : la convention européenne des droits de l’homme : « protège le droit des journalistes à communiquer des informations sur des questions d’intérêt général dès lors qu’ils s’expriment de bonne foi, sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de l’éthique journalistique ».
Du point de vue européen, on ne peut donc pas reprocher aux journalistes français d’avoir été aussi « précis » ?
Je dirais même plus : n’est-on pas en train de punir en France un journaliste pour la présence d’un élément qui, devant la CEDH, va susciter sa protection? La même chose va punir à Versailles et protéger à Strasbourg. Si en présence d’un débat d’intérêt général, il convient d’informer le public à partir d’informations « fiables et précises », peut-on reprocher la publication de ces éléments dès lors que personne ne conteste qu’ils sont fiables et précis? Quoi de plus « fiable et précis », en effet, que les documents eux-mêmes ? Personne ne dit que les enregistrements ont été trafiqués. On peut aussi soutenir, comme le fait la Cour d’appel de Versailles, que ces enregistrements n’apportent rien au débat. Mais, là encore, je trouve la motivation de l’arrêt un peu sèche au regard des exigences de la cour européenne en la matière.
propos recueillis par Geoffrey Le Guilcher
*Philippe Piot est docteur en droit, membre de l’Institut François-Gény (Université de Lorraine), chargé d’enseignement au CUEJ de Strasbourg, co-auteur de « Les Médias et l’Europe », éditions Larcier (Bruxelles), 2009 et journaliste.
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