Jerry Stahl retrace la déchéance d’une figure des débuts d’Hollywood, “Fatty” Arbuckle, première grande star comique, accusé à tort de viol. Un roman noir sur l’Amérique puritaine.
Qui se souvient de Roscoe « Fatty » Arbuckle ? A part une poignée de centenaires hypermnésiques et quelques cinéphiles avertis, personne. Pourtant, entre 1910 et 1920, à l’aube de l’industrie hollywoodienne, cet acteur corpulent a fait se poiler l’Amérique entière, s’imposant vite comme un acteur et réalisateur culte, la première star comique du cinéma muet. La tarte à la crème, c’est lui. Idem pour les gigues effrénées et les cabrioles. Cette gloire éphémère prendra subitement fin en 1921 lors d’une fête arrosée à San Francisco : Arbuckle est inculpé pour le viol et l’homicide involontaire d’une starlette nommée Virginia Rappe.
Possédant tous les attributs du coupable idéal, « Fatty » incarne le grand corrupteur de l’Amérique innocente. De cette vie brisée par l’effroyable machine hollywoodienne, le cinéaste underground Kenneth Anger a tiré l’un des plus poignants chapitres d’Hollywood Babylone (Tristram), réédité en mars. Longtemps censuré, son livre sur les coulisses criminelles et sexuelles de l’âge d’or d’Hollywood ne pouvait passer à côté de cette légende noire, sorte de péché originel de La Mecque du cinéma.
En 2004, Jerry Stahl, écrivain et scénariste installé à L. A. (il a écrit une série pour HBO, Hemingway & Gellhorn, produite par feu James Gandolfini), lui a à son tour consacré un livre. Basé sur les faits réels, ce qu’on a appelé « l’affaire Roscoe Arbuckle », Moi, Fatty retrace à la façon de faux mémoires le contexte et les rouages d’une machination, la tragédie médiatique et judiciaire qui préside à la chute d’un homme « du vedettariat au statut d’objet de haine collective ».
Bien avant la déchéance annoncée, on comprend vite que ce pionnier du film burlesque a traversé bien des épreuves avant d’accéder à la célébrité. Rejeton d’une famille de huit enfants, bébé anormalement gros, haï par son père, le petit Roscoe du roman s’évade de la grisaille domestique du Kansas en prenant le chemin des planches, « colporteur en gaudrioles » chez les forains puis dans l’univers du music-hall. Révélé dans un rôle de « petit gros mauresque » aux ordres d’un magicien, puis repéré par une huile des studios, le « gros lard » fait son nid à Hollywood, pris dans la roue des grands producteurs tels que la Keystone Film Company et la Paramount, avec qui il signe un contrat mirobolant en 1919.
Rival de Chaplin, bienfaiteur de Buster Keaton, son allié dans la tempête, il est le premier acteur comique à passer derrière la caméra, tournant la série des Fatty – quarante-cinq courts métrages pour la seule année 1914. Il saura à merveille convertir un handicap en arme de séduction massive. Pour Arbuckle, le monde du spectacle est l’endroit où tout se transpose miraculeusement et « où ce qui aurait valu d’être conspué dans la vie réelle suscitait l’adoration des foules ». Ce narcissisme inversé, qui a pour culte le ridicule, propulse le genre comique, fait pleuvoir gloire et argent sur son meilleur grammairien et forme les débuts du star system.
Hollywood comme accélérateur de destins est l’objet de la première partie, confession acide et magistrale sur les mécanismes intimes de la célébrité, qui sublime les tâcherons en vedettes, les branques en stars du grand écran, avant de se renverser en vecteur de déchéance et de renvoyer cendrillons peroxydées et bellâtres paumés à leurs origines, c’est-à-dire plus bas que terre. Bien que la chute de Fatty, proche du coup monté, excède les frontières d’Hollywood au profit d’une conspiration d’envergure nationale, visant à faire de la star comique le bouc émissaire d’une époque réputée décadente.
Moi, Fatty dresse le tableau de ce début des années 1920, dévoilant de manière féroce les ressorts d’un puritanisme résurgent et punitif. Pris dans le tourbillon judiciaire, l’acteur, accusé de crime sexuel, devient la cible des lobbies féministes, ligues de vertu et chrétiens évangélistes mais aussi, bien sûr, du voyeurisme de la presse à scandales et de la vindicte populaire, qui diabolisent Hollywood et le voient comme de modernes Sodome et Gomorrhe, lieu de toutes les perditions. Paria, maudit, Arbuckle décrit sa lente chute, lâché par les studios et les producteurs poltrons – Schenck et Zukor – qui valident le fameux code Hayes, le système de censure qui sévira jusqu’au milieu des années 1960.
A travers le lynchage de ce géant sacrifié, star et symbole de l’Hollywood « dépravé », Jerry Stahl brosse le portrait de l’Amérique puritaine, austère et drastique, bannissant l’homme qu’elle avait porté aux nues. Trop gros, trop poupon, trop vulnérable, Roscoe « Fatty » Arbuckle sait qu’il a trinqué pour toute la gent de l’industrie cinématographique : « Hollywood était peut-être si méchant qu’il fallait qu’un Jésus de cent vingt kilos meure pour expier ses péchés. » Son alter ego de papier se console en endossant les habits de prophète près d’un siècle plus tard.
Moi, Fatty (Rivages/Noir), traduit de l’anglais par Thierry Marignac, 368 pages, 9,65 €