Convoitées par l’université de Yale, les archives de l’auteur de La Société du spectacle ont été classées « trésor national » par la France. Un honneur dont Debord se serait probablement bien passé.
Étrange destin pour celui qui écrivait « J’ai mérité la haine universelle de la société de mon temps, j’aurais été fâché d’avoir d’autres mérites aux yeux d’une telle société« . Voilà donc Debord sacré « trésor national » par un arrêté du 29 janvier, signé de la ministre de la Culture Christine Albanel, et publié jeudi au Journal officiel. La quasi-totalité de son travail d’écrivain et de cinéaste – scrupuleusement trié par l’intéressé avant son suicide d’une balle de carabine dans le coeur – rejoindront donc vraisemblablement le département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France (BNF).
Le fonds, inventorié en vue d’une transaction avec Yale, ne quittera ainsi pas le territoire pour rejoindre le centre de recherche sur les avant-gardes de l’université américaine. La Commission consultative des trésors nationaux a en effet rendu un avis négatif à l’exportation en considérant « que cet ensemble s’avère unique pour l’étude de la genèse de l’oeuvre de Guy Debord, l’un des penseurs contemporains les plus importants et capital dans l’histoire des idées de la seconde moitié du XXème siècle« . L’Etat dispose à présent d’un délai de 30 mois afin de parvenir à un accord avec Alice Debord, détentrice des droits moraux de son défunt mari, pour acquérir le fonds.
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Pour la Commission consultative des trésors nationaux, « ces documents qui illustrent le processus créatif complet de la pensée de l’auteur, permettent d’appréhender sa façon assidue de travailler, sa grande érudition et son style, héritier des plus grands classiques mis au service de son analyse critique de la société moderne« . Un hommage ambiguë pour l’auteur de La Société du spectacle, co-fondateur de l’Internationale Situationniste. Avant-garde créée en 1957 par l’alliance de trois groupes artistiques (le Mouvement International pour un Bauhaus Imaginiste, Cobra et l’Internationale Lettriste) affichant comme ambition de réaliser une alternative révolutionnaire à la culture dominante et de participer à la révolution de la vie quotidienne par la subversion culturelle et le dépassement de l’art.
La praxis révolutionnaire des situationnistes exercera une forte influence en Mai 68 avant que Debord ne saborde le mouvement en 1972 pour préserver l’authenticité des thèses situationnistes et éviter leur récupération. Ce qui était autrefois la théorie situationniste se détache alors de la pratique (son corollaire inséparable) pour se muer en « situationnisme » dogme stérile et stérilisant. Vidé de son socle critique et transformé en capital culturel, le situationnisme compris comme une simple théorie critique des médias devient la grille de lecture de la société de l’information et le guide pratique de la critique passive.
Où la critique du spectacle devient spectacle critique. A la mort de Debord, de très nombreux hommages lui ont été rendus par ceux qu’il qualifiait de « serviteurs surmenés du vide » l’institutionnalisant comme référence obligée pour quiconque s’emploie à discuter la société spectaculaire sans jamais vouloir la détruire. « On sait que cette société signe une sorte de paix avec ses ennemis les plus déclarés quand elle leur fait une place dans son spectacle. Mais je suis justement le seul que l’on n’ait pas réussi à faire paraître sur cette scène du renoncement » écrivait jadis Debord qui était probablement loin de se douter que son œuvre soit un jour récupérée de la sorte.
Selon Bruno Racine, président de la BNF qui a largement œuvré pour que les archives restent en France, « ce fonds sera pleinement mis en valeur. Un véritable programme sera engagé avec la mise en place d’un colloque et d’une exposition« .
Pour rappel, dans son Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations, Raoul Vaneigem, compagnon de route de Guy Debord au sein de l’Internationale Situationniste, soulignait l’aptitude de la société du spectacle à fabriquer ses mythes, à les absorber jusqu’à les rendre invisibles : « la fonction du spectacle idéologique, artistique, culturel, consiste à changer les loups de la spontanéité en bergers du savoir et de la beauté. Les anthologies sont pavées de textes d’agitation, les musées d’appels insurrectionnels ; l’histoire les conserve si bien dans le jus de leur durée qu’on en oublie de les voir ou de les entendre« . Debord ne fera donc pas exception à la règle.
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