Jean-Baptiste Morain est en désaccord avec le concert de louanges qui entoure le dernier film de Clint Eastwood, Gran Torino. Il nous explique pourquoi.
A en croire la quasi-totalité des critiques publiées en France sur Gran Torino, le nouveau film d’Eastwood serait l’un des plus beaux du monde. Dans ce bel élan unanime et ému, on en oublierait presque d’analyser le film tel qu’il est et non tel qu’on voudrait qu’il soit. Or il me semble que l’aspect sympathique du film cache quelque redoutable vision du monde.
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Ainsi, on lit partout qu’Eastwood le réalisateur n’aurait rien à voir avec le personnage qu’il interprète, un vieux et ignoble réactionnaire (raciste, misanthrope, anti-jeune, ancien combattant de Corée, amoureux des voitures et des armes) nommé Kowalski.
Cela ne va pas de soi. Il n’est pas du tout évident que le metteur en scène Eastwood traite mieux les voisins asiatiques de Kowalski que ce dernier ne le fait au début du film. Il suffit de regarder les rares scènes où Eastwood acteur n’apparaît pas pour se rendre compte qu’elles sont faiblardes, assez mal filmées, sans rythme et surtout mal jouées. Dans les scènes qu’il partage avec certains d’entre eux, on constate tout de suite qu’Eastwood le cabotin a bien pris la peine de choisir des acteurs qui n’aient pas son talent naturel, sa présence. Quant aux scènes qui montrent ses voisin Hmong préparer de la nourriture, elles noient tous les personnages en dehors du héros. Pas de réelle individualité : il y a Eastwood l’Américain d’un côté, les « bridés » de l’autre. Ou l’un parmi les autres. Tous les jaunes se ressemblent, c’est bien connu, et c’est comme cela qu’Eastwood les filme.
Ensuite, il faut préciser que les Hmong du film ne sont pas des Chinois, mais des Laotiens, une ethnie qui a lutté du côté des Américains pendant la guerre du Vietnam après l’avoir fait du côté des Français pendant la guerre d’Indochine, et qui ont dû pour cela soit se cacher dans la jungle, soit se réfugier aux Etats-Unis. Dire donc que Kowalski met de l’eau dans son vin, qu’il se rédime et qu’il choisit l’intérêt de ses voisins étrangers contre celui de ses enfants n’est pas juste. Il accepte ces asiatiques quand il s’aperçoit qu’ils sont de son côté, qu’ils ont combattu du même côté que lui, et qu’il l’ont éprouvé dans leur chair. Ils ne sont pas autres. Ils sont « ses bons Chinois », comme on dit que tout antisémite a « son bon juif » ou son « bon arabe » – l’exception qui confirme la règle.
D’autre part, les critiques dans leur ensemble vantent justement le geste final de Kowalski, qui lègue sa fortune à « ses bons chinois » plutôt qu’à ses propres fils. Alors qu’on peut très bien voir dans ce leg la manifestation d’une pulsion de haine contre ses propres descendants. Ce ne serait pas la première fois dans le cinéma d’Eastwood. Prenez le mièvre Sur la route de Madison (déjà, le titre…). Une brève histoire d’amour entre un beau photographe (Eastwood filmé par Eastwood) et une ménagère italo-américaine (Meryl Streep). Qui sont les méchants ? Les enfants de cette femme qui, après sa mort, découvrent son journal intime et hésitent à faire disparaître l’unique trace de cet amour adultère. Pour Eastwood, le danger vient des fils, jamais des pères. Les fils sont intéressés, idiots, gros et laids, ne pensent qu’à la respectabilité, là où les pères ne seraient que minceur, loyauté et responsabilité. Comme si, comme tout bon égocentrique qui se respecte, Eastwood ne supportait pas que les fils puissent un jour prendre sa place. Même si et surtout parce que le sens de la vie veut le plus souvent que les pères meurent avant les fils. Autre exemple : Million dollar baby (je ne vais pas vous faire toute la filmo, rassurez-vous). Un vieux entraîne une jeunette pour redevenir à sa façon une star de la boxe. Mais quand la fille est détruite par la boxe, qu’elle est paralysée, que fait-il ? Il la tue, il l’achève. Ce qu’on pourrait prendre pour une marque de pitié (une euthanasie pour abréger les souffrances de celle qu’il aime) n’est au fond que l’accomplissement de sa haine refoulée des générations qui lui succèdent. Une fois de plus. Certes, à la fin de Gran Torino, Kowalski se sacrifie pour sauver les jeunes Hmong. Mais c’est aussi pour garder la vedette.
Alors pourquoi crie-t-on au génie devant un film qui clame que tous les Le Pen du monde peuvent connaître la rédemption ? Au moins pour deux raisons.
La première serait que nous souhaitons secrètement que cela soit vrai : oui, un salaud peut devenir gentil. Un salaud est parfois drôle (Gran Torino est un film qui met de bout en bout les rieurs de son côté et leur permet d’exprimer sans remords ni conséquence leur racisme larvé) et donc sympathique. Nous rêvons que les gens qui votent pour l’extrême droite ne soient que des pauvres gens déboussolés… ça nous rassure.
La deuxième, c’est qu’on pardonne tout à Eastwood parce qu’on aime l’aimer (c’est effectivement un grand cinéaste) et parce qu’en France on n’aime pas autant d’Américains que cela (il y a Obama, certes, mais c’est très récent). On peut légitimement se poser la question : est-ce qu’on aimerait autant le film d’Eastwood s’il était français ? Ne lui pardonne-t-on pas tout (son idéologie de beau pépé égotiste) sous prétexte qu’il est américain, et donc naturellement réactionnaire ? Clint Eastwood nous donne bonne conscience.
Il est notre « bon Américain ».
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