Le bon bilan de Jean-Paul Cluzel, le patron de Radio-France, ne vaut rien face à la crispation de l’Elysée, qui ne supporte pas la liberté de ton des journalistes et animateurs.
Jean-Paul Cluzel, premier sacrifié sur l’autel de la reprise en main de l’audiovisuel public par Sarkozy ? Patrick de Carolis, son homologue de la télé publique, sur la sellette depuis un an à la (dé)faveur des débats autour de la loi sur l’audiovisuel, votée en janvier dernier, a trouvé plus menacé que lui : le patron de Radio France, soumis également aux nouvelles règles de nomination des présidents de l’audiovisuel public.
Pendant que le paquebot France Télévisions tanguait (coups de griffe de l’Elysée contre la direction, échecs de programmation à répétition depuis septembre…), l’ambiance semblait pourtant plus sereine au sein de la radio publique présidée depuis cinq ans par Cluzel. Si les travaux de reconstruction de la Maison ronde s’éternisent (retards, dépassements budgétaires), son bilan est globalement bon. Sur le front social, le président a su éviter les frondes auxquelles furent confrontées ses prédécesseurs Michel Boyon et Jean-Marie Cavada. Au terme de son mandat, qui expire en mai, il croyait son dossier suffisamment blindé pour pouvoir envisager une reconduction grâce à son nouveau chantier, Horizon 2015, destiné à “préparer la transition du groupe vers un monde numérique de plus en plus concurrentiel”. Les audiences des sept stations sont stables ou en progression. France Inter se gargarise même des records d’écoute de sa matinale, grâce au renouvellement de l’antenne incarnée par le pétillant Nicolas Demorand depuis septembre 2006…
“Radio France est le premier groupe radio sur les critères d’audience cumulée et de part d’audience”, confiait Cluzel, il y a quelques semaines, en forme de bilan d’un mandat qu’il aurait aimé voir prolongé si Sarkozy n’était sorti de ses gonds ces derniers jours. Pour un rite sacrificiel aussi rude qu’imprévu, car un bon bilan ne vaut rien face au caprice du prince.
Sarkozy ne veut plus de Cluzel à Radio France, c’est chose entendue dans le microcosme médiatique, et voudrait sa peau pour des motifs plus ou moins inavouables. Premier point de crispation : le cas Stéphane Guillon, l’humoriste de 7 h 55, dont tout le monde parle depuis, entre autres, sa chronique acide sur DSK le 17 février. “Guillon, c’est injurieux, c’est vulgaire, c’est méchant. Vous vous rendez compte de ce qu’il a dit, à l’heure de la plus grande écoute sur la vie privée de Strauss-Kahn ou sur le physique de Martine Aubry. Mais dans quel pays vit-on ?”, aurait proféré Sarkozy selon le Canard enchaîné du 4 mars. Guillon, trublion incontrôlable, qui fut le fer de lance de la conquête d’un nouveau public le matin et le symbole de l’indépendance d’Inter à l’égard du pouvoir, aura finalement moins sanctifié Cluzel qu’il n’aura hâté son évincement.
A moins que le patron ne doive s’en prendre qu’à lui-même et à sa photo en tenue SM, bodybuildé, masqué, tatoué – des codes gay éloignés des usages au sein de la haute fonction publique – qu’il accorda à l’association Aides reprise par Act Up pour un calendrier. “Ce type est fou, il n’a pas à s’afficher comme ça” se serait étranglé Sarkozy. Et comme le fit remarquer Cluzel dans un communiqué, il est difficile d’accorder “le moindre crédit à des affirmations qui porteraient si gravement atteinte à son intégrité, à son honneur et à ceux des personnels de Radio France”. Car l’hypothèse la plus probable du départ de Cluzel tient surtout au désir de Sarkozy de resserrer les boulons. Billets assassins de Stéphane Guillon et Didier Porte, interviews musclées de Nicolas Demorand, éditos politiques critiques de Thomas Legrand, sans parler des émissions de Daniel Mermet : les vedettes d’Inter ont le tort de ne pas jouer la petite musique du pouvoir. Cluzel aura commis l’impair (c’est son honneur) de vouloir préserver une certaine liberté de ton.
Les semaines qui viennent seront l’occasion de voir jusqu’où ira Sarkozy. Une flopée de noms circule pour reprendre la direction de Radio France : des journalistes (Christophe Barbier, Laurent Joffrin, Jean-Marie Colombani), des patrons de médias et de maisons d’édition (Denis Jeambar, Emmanuel Hogg), ou ceux qui ont préparé les Etats généraux de la presse (Bernard Spitz, Arnaud de Puyfontaine, Bruno Patino). De gauche ou de droite, journaliste ou gestionnaire (d’un groupe de 4 000 personnes), le futur élu sera le jouet du prince, chargé de remettre un peu d’ordre (moral, politique) dans une maison trop relâchée à son goût. Prochain sur la liste : le boss de France Télévisions. L’ORTS (Office de Radio-Télévision Sarkozy) est en marche.