En 1971, le documentariste François Reichenbach filmait son incroyable tournée de reconquête post-68. Avec pour point d’orgue trois semaines de concerts sold out et sauvages au Palais des Sports de Paris…
“J’ai essayé de montrer la face cachée de Johnny Hallyday, celui qu’on ne connaît pas. Peu à peu, j’ai découvert un personnage qui depuis dix ans fascine la France et le monde et je voulais savoir pourquoi. C’est en faisant ce film que j’ai découvert qu’il avait quelque chose d’extraordinaire, c’est-à-dire qu’il est, à notre époque de mutation, un catalyseur : il crie pour les gens, il transpire pour les gosses et depuis qu’il a commencé, c’est-à-dire il y a douze ans, trois générations se sont succédé et l’aiment toujours autant, mais de façon différente.”
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Nous sommes le samedi 24 juin 1972 lorsque le réalisateur François Reichenbach, connu pour ses documentaires sur les Etats-Unis (L’Amérique insolite en 1960) et la musique (L’Amour de la vie – Arthur Rubinstein lui a valu un oscar en 1970), lance ces quelques phrases définitives au journal de 20 heures de la deuxième chaîne de l’ORTF. Son dernier film vient de sortir sur les écrans français.
Il l’a intitulé J’ai tout donné. C’est un documentaire sur la vie de Johnny Hallyday. L’année précédente, François Reichenbach, caméra à l’épaule, n’a pas lâché le chanteur d’une semelle, le traquant d’une salle des fêtes de Limoges aux collines de Los Angeles, des bras de Sylvie à la fournaise du Palais des Sports.
Un jeu de cache-cache entre le cinéaste et Johnny
Une traque qui a souvent pris l’allure d’un jeu de cache-cache entre le cinéaste et Johnny : “Il est à la fois fuyant et encombrant, constate François Reichenbach. Quand il ne veut pas être filmé, il n’y a rien à faire. Je suis resté des semaines sans pouvoir faire une image. Mais quand il veut qu’on le filme, il ne veut plus qu’on le lâche, ni le jour, ni la nuit, parce que les choses les plus extraordinaires avec lui se passent vers 4 heures du matin, 5 heures ou 6 heures.”
Si Johnny Hallyday a accepté d’embarquer Reichenbach à ses côtés, c’est que le chanteur entend bien célébrer avec ce film le come-back le plus éblouissant de sa carrière. Quelques années plus tôt, en 1968 précisément, Charles de Gaulle est encore président de la République mais Johnny, lui, n’est plus le roi des Francs.
Après dix ans de règne, l’idole des jeunes a en effet vu son hégémonie balayée par les sarcasmes des hippies, Antoine en tête, qui chante dès 1966 dans ses Elucubrations : “Tout devrait changer tout le temps/Le monde serait plus amusant/On verrait des avions dans les couloirs du métro/Et Johnny Hallyday en cage à Medrano.” La riposte de Johnny avec le titre Cheveux longs et idées courtes n’y fera rien.
https://www.youtube.com/watch?v=yQz6wCCTv-4
Durant le joli mois de mai 1968, il ne voit pas les pavés voler au-dessus de sa couronne et s’en prend bientôt un en pleine face. Mais alors que la jeunesse révolutionnaire s’apprête à l’enterrer comme une relique réac, il relève la tête, franchit la Manche et va chercher à Londres la fine fleur des tueurs locaux (Mick Jones, Tommy Brown, Ronnie Lane, Steve Marriott, Peter Frampton) pour élaborer en leur compagnie son album le plus dévastateur, Rivière… ouvre ton lit.
Des albums écrits sur mesure par Philippe Labro
En 1969, dans le sillage d’un hard-rock en gestation (Led Zeppelin est passé par là), le disque balance ses morceaux de bravoure (Voyage au pays des vivants, Réclamation, Je suis né dans la rue…) comme autant de bombes sur l’Hexagone. La France accuse le coup et se retrouve à genoux.
Johnny l’achève avec le 45t Que je t’aime (qui provoque des vagues d’évanouissements) et les albums Vie (qui fait de lui un hippie, il était temps) et Flagrant délit (qui fait de lui un voyou mais ça on le savait déjà), tous deux écrits sur mesure par Philippe Labro. Les Français succombent à nouveau, mais Johnny sait désormais que leur amour est volatil. Il repart donc en tournée mettre le feu aux chaumières.
Si Reichenbach s’intéresse à Johnny en 1971, c’est qu’il a déjà croisé sa route. C’était dix ans plut tôt, à l’occasion de la réalisation d’A la mémoire du rock, le court métrage qu’il consacre alors à l’émergence du rock en France. Soit un concert au Palais des Sports de Paris en 1961 qui réunit, entre autres, les Chaussettes Noires d’Eddy Mitchell, Vince Taylor tout de cuir vêtu et un Johnny Hallyday déjà incandescent.
Pourtant, Reichenbach ne s’intéresse pas à ce qui se passe sur scène mais au chaos provoqué dans la salle. Il capture la clameur sauvage de la foule qui submerge tout, les blousons noirs qui se fracassent le crâne juste pour voir le sang couler, le rimmel maculant les joues des filles qui hurlent, la graisse dans les cheveux des garçons qui dansent comme si leur vie était en jeu, les flics qui tapent dans le tas, les barrières de sécurité qui volent dans l’espace, la salle anéantie après la guerre.
Sur une sonate de Beethoven substituée aux standards d’Eddie Cochran et d’Elvis Presley, François Reichenbach filme à l’état brut, en noir et blanc et dans un même geste flamboyant, la naissance et la mort d’une utopie : celle du rock. Dans J’ai tout donné, film pop étincelant, l’homme à la caméra raconte une autre histoire : celle d’une star partie à la reconquête de son royaume.
Retourner à Paris se lancer dans sa campagne de France
Le paradis, pour Johnny, ce sont les Etats-Unis. Son jardin d’Eden, c’est Los Angeles. Et Eve, évidemment, c’est Sylvie. Sous le soleil éternel de la Californie, le premier homme et la première femme filent à moto, cheveux au vent sur les freeways, sans but précis, juste pour vivre intensément le grand rêve américain. Celui d’une génération, la leur, celle du baby-boom, qui a vu la lumière en découvrant Elvis en 1956 et qui, depuis le plan Marshall, a adopté un nouveau mode de vie jetable où la vitesse se conjugue à l’ivresse, au rock’n’roll, au sexe et aux fringues.
Alors Johnny offre une paire de blue-jeans à Sylvie, alors Johnny mange un hot-dog, alors Johnny siffle un whisky, alors Johnny conduit une Cadillac, alors Johnny essaie un chapeau de cow-boy, alors Johnny enregistre un album country. S’il chante que “l’Amérique est une blonde qui boit du Coca-Cola”, il déclare aussi à Reichenbach : “Pour moi, l’Amérique c’est la musique, le rodéo, le mythe des stars, plein de choses qui n’existent plus d’ailleurs.” Mais pour vivre dans cette illusion, il faut en payer le prix et retourner à Paris se lancer dans sa campagne de France.
La France de Johnny n’est pas celle des révoltés de Saint-Germain-des-Prés qui ont dressé des barricades pour emmerder leurs parents, ces “bourgeois”. La France de Johnny, c’est celle des ouvriers, des petits commerçants, des petits salaires, des barres HLM, des bandes à mobylettes, des bleds perdus aux lisières des autoroutes où la caravane de Johnny dresse son chapiteau au milieu des terrains vagues.
Il n’y a pas de loges ? Pas grave, on se contentera d’une salle de classe pour se changer face au tableau noir avant de monter sur scène. La solitude de Johnny Hallyday à ce moment-là est vertigineuse. La foule n’est plus qu’un murmure pour lui : “Quand je suis sur scène, à un moment je ne vois plus rien, je ne sens plus rien”, dit-il.
Sur scène, Johnny baise la France entière
Si Johnny parvient ainsi au nirvana, c’est que son engagement et son abandon face au public sont absolus et qu’au final “tout ce qui se passe dans (sa) vie est quand même assez sexuel”. Sur scène, dans une frénésie inouïe, Johnny fait l’amour aux filles, aux garçons, aux jeunes, aux vieux, aux Blancs, aux Noirs, aux Arabes, aux beaux et aux moches.
Sur scène, Johnny baise la France entière : “Quand je leur tends la main, c’est très important, confie-t-il, car c’est le seul contact de chair à chair que j’ai avec eux. J’ai l’impression de les rendre heureux.” Après le show, Johnny est KO, lessivé. Il n’a même plus la force d’allumer une Gitane. Allongé sous un pupitre à même le sol, il trouve néanmoins une lueur d’énergie pour faire le malin : “Apportez-moi une fille”, réclame-t-il d’un œil rieur.
Il a l’embarras du choix. Quand elles ne se jettent pas sur lui sur scène pour le plaquer au sol et le couvrir de baisers, les filles surgissent de partout : sous la bâche du chapiteau, sous sa voiture, derrière chaque vitre, chaque porte… Les roadies les coursent dans les couloirs des hôtels, les chassent ; elles sont parfois à poil, toujours hystériques face à la chambre de leur idole.
Certaines ont réussi à franchir son palier, mais lui s’en fout, il n’a d’yeux que pour Sylvie. C’est pour voir ses beaux cheveux blonds voler dans le ciel de L.A. qu’il accepte de faire des romans-photos, de tourner dans des publicités pour de la pâte dentifrice, de signer des milliers d’autographes, de livrer sa vie aux vampires, de confier son destin à des margoulins.
160 000 personnes pour un spectacle fracassant
Du 21 septembre au 14 octobre 1971, Johnny Hallyday est sur la scène du Palais des Sports : 160 000 personnes assistent à son spectacle le plus fracassant, le plus frontal (pas de gimmicks, sono à bloc, lightshow monumental). La caméra de Reichenbach est là. A la fin de chaque concert, Johnny s’écroule, inanimé, dans son ensemble en jean pailleté.“On demande un docteur dans la salle”, crachent alors les speakers, puis tout à coup il se relève comme Lazare ressuscité d’entre les morts et se rue sur le micro. Un truc de forain…
“Tout le monde dit : ‘Cette année, c’est la dernière année’, déclare Reichenbach à la télé. D’ailleurs, il m’a dit qu’il voulait partir aux Etats-Unis, acheter un ranch avec des chevaux et vivre avec Sylvie. D’autres disent qu’il est impossible qu’il vive ailleurs que sur la scène, autrement il mourrait. C’est cette grande course entre sa vie et la mort avec laquelle il joue, qu’il provoque mais qu’il évite à chaque fois, qui est le sujet même de ce film.” A un moment, le réalisateur demande à Johnny Hallyday ce qui lui fait le plus peur dans la vie. Le chanteur lui répond alors face caméra : “J’ai peur de l’avenir, car l’avenir n’existe pas.”
J’ai tout donné Documentaire de François Reichenbach (Fr., 1972, 1 h 16)
Clovis Goux, écrivain et journaliste est l’auteur de La Disparition de Karen Carpenter
{"type":"Banniere-Basse"}