Sur les écrans, la représentation de l’étranger a suivi l’histoire de l’immigration. Ulysse moderne, caricature ou message d’espoir, le clandestin incarne aujourd’hui les dérives antidémocratiques de l’Occident.
Trente mille expulsions en 2008 et pas moins de vingt-six mille programmées pour 2009. Dans la France de Sarkozy, “le” sanspapier est une abstraction, un quota, moins qu’un homme. Pourtant, “il” y tient une place toute particulière. Avec le “jeune de banlieue” et “le jeune d’extrême gauche”, le sans-papiers, le clandestin, est devenu un personnage central de la mise en scène de la stratégique politique du président. Depuis la création du ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale il y a presque deux ans, ses droits ont été rognés et la répression s’est accentuée, le poussant aux marges de la société et à l’invisibilité.
Pourtant, pas une semaine ne passe sans que des voix indignées interpellent les médias après l’arrestation d’un parent ou lors d’une “reconduite à la frontière musclée”. Chercheurs, associations, militants, simples citoyens s’acharnent à redonner un visage, un nom, une histoire aux chiffres. Certains travailleurs sans papiers, malgré les risques, ont quitté l’ombre pour réclamer des droits. Et des cinéastes ont à leur tour porté les clandestins en pleine lumière.
Si l’exil chaotique des migrants inspire les cinéastes du monde entier, trois films français traversés par ces héros modernes sont sortis depuis le début de l’année : Eden à l’Ouest de Costa-Gavras le 11 février, Welcome de Philippe Lioret le 11 mars et Nulle part terre promise d’Emmanuel Finkiel cette semaine. A peine Eric Besson avait-il pris ses fonctions à la place de Brice Hortefeux que le transfuge socialiste butait contre Welcome, qui s’attaque au traitement des sans-papiers sous Sarkozy. Vincent Lindon y campe un maître nageur calaisien qui entraîne Bilal, un jeune Kurde qui souhaite traverser la Manche afin de rejoindre sa fiancée. Mais Lindon finit par tomber sous le coup d’une procédure pour aide à personne en situation irrégulière. Le réalisateur s’est inspiré d’un fait réel : la mise en examen de Jean-Claude Lenoir, vice-président de l’association Salam, pour outrage envers des représentants de l’autorité publique (des CRS), suite à une chasse aux sanspapiers dans la “jungle” (forêt) de Calais.
La polémique autour du film et de la question de la criminalisation de la solidarité, portée par la promo de l’acteur vedette et une presse enthousiaste, a rapidement enflé dans les médias avant d’être récupérée par les politiques. Les députés de l’opposition ont déposé une proposition de loi le 18 mars visant à supprimer le “délit d’entraide” qui sera débattue le 30 avril à l’Assemblée nationale. Un rappel de la bataille contre les lois d’immigration Pasqua-Debré lancée par les cinéastes en 1997. C’était le temps des expulsions par charters entiers et le début de la pénalisation de la solidarité.
Si le débat public provoqué par Welcome est important, il n’en relègue pas moins les abus contre les sans-papiers au second plan. Ce qui est aussi le point de vue du film. Rapidement, le réalisateur déplace son regard de l’histoire de Bilal à celle du maître nageur. Rejeté à la périphérie du film, le clandestin devient le faire-valoir du véritable héros, Lindon le juste.
Ce qui laisse perplexe Jean-Pierre Alaux, de la Cimade, l’organisation d’aide aux demandeurs d’asile et réfugiés : “Le film est plus centré sur les violences contre Lindon. Cela induit une disproportion avec la violence contre les étrangers, beaucoup plus forte dans la réalité que dans le film. Les Français solidaires sont en fait moins poursuivis que dans Welcome. Les pouvoirs judiciaire et politique font une utilisation homéopathique de cette répression : ils veulent les inquiéter sans se mettre l’opinion à dos. Qu’est-ce que ce serait si le film montrait la réalité de la violence des rafles dans la “jungle”, les CRS qui pissent sur les sacs des jeunes à peine arrêtés, le gravier jeté aux visages des gamins menottés ?” Le film joue clairement sur le registre de la bonne conscience et sacrifie in fine les personnages à la caricature en s’inscrivant dans le registre du cinéma d’acteur populaire à la française.
En 2005, avec La Blessure, Nicolas Klotz adoptait un point de vue inverse. Dans ce beau film, le réalisateur de La Question humaine et de Paria met la forme cinématographique au service du sujet, des Africains sans-papiers qui se racontent dans de longs monologues. “Il n’est pas question que les Blancs soient les héros. Qu’est-ce qu’ils risquent ? Les sans-papiers sont des héros, ils ont des paroles de héros et nous renvoient à notre propre léthargie. Ils auraient pu être des personnages de films de John Ford. Ce sont des Ulysse”, explique Klotz. Et c’est en reprenant le mythe de l’Odyssée que Costa-Gavras a choisi de représenter son héros en exil dans une Europe surfliquée dans Eden à l’Ouest.
La représentation du clandestin s’inscrit dans l’histoire de celle de l’immigration. “Il y a deux écueils à éviter pour pouvoir en faire un personnage consistant : son inscription dans l’imaginaire du rapport colonial où il est un élément pittoresque ; la caricature et l’ethnocentrisme où l’immigré devient un anonyme, un numéro”, explique l’historien du cinéma Karim Ghiyati. Dans les années 30, la représentation des étrangers, joués par des acteurs européens, est liée au rapport colonial et à l’angoisse de l’entredeux- guerres. “Dans les années 60-80 sortent des films super militants dont les médias parlaient peu, reprend l’historien Pascal Blanchard. Il y a aussi Elise ou la Vraie Vie (Michel Drach, 1970), le grand film de cette période. C’est le premier à représenter un héros immigré et maître de son destin.”
“Les années 70, c’est l’époque des lois Giscard d’aide au retour au pays, continue Ghiyati. En 1975, dans Dupond Lajoie, Yves Boisset traite du rejet de l’immigration pour dénoncer le racisme. Dans les années 80, la figure de l’immigré est représentée dans des rôles secondaires de voyous dans les policiers ou dans la cité. Parallèlement aux mouvements Touche pas à mon pote et SOS Racisme, il fait son entrée dans la comédie et campe des personnages sympathiques. Cela évolue avec la deuxième génération, ce sont alors les fils d’immigrés qui portent un regard sur l’immigration.”
La question des migrations est aujourd’hui centrale dans le monde contemporain. Les sans-papiers sont porteurs, malgré eux, des stigmates des dérives antidémocratiques dont la France est le fer de lance en Europe. Le clandestin est un territoire où l’Etat de droit ne s’applique pas. Il n’est pas étonnant que les réalisateurs s’en emparent. Welcome décrit parfaitement dans sa première demi-heure les risques qu’ils prennent face à une machine déshumanisée. Et vu la crise économique mondiale, il est à craindre que le repli populiste accentue le rejet de l’étranger. La Blessure chez Klotz, celle infligée à l’héroïne par un policier après une tentative d’expulsion, renvoie aussi à la marque au fer rouge faite aux esclaves noirs. Son héroïne est porteuse de la barbarie de l’histoire et s’en fait l’écho. Philippe Lioret, plus maladroitement, se risque à un autre parallèle en faisant dire à la femme de Lindon : “Tu sais ce que ça veut dire quand on empêche les gens d’entrer dans les magasins ?” après qu’un vigile a interdit à Bilal l’accès à une supérette. Cette comparaison trop simpliste et démonstrative entre la situation dans le Calaisis et la France sous l’Occupation a permis à Eric Besson de dénoncer des “amalgames”.
Le clandestin au cinéma est aussi porteur des incertitudes et espoirs d’un monde qui bascule. Dans son dernier film, Nulle part terre promise, Emmanuel Finkiel filme une Europe en proie à la solitude, à la difficulté de vivre avec les autres, dont le système s’écroule sous le coup de la mondialisation et du libéralisme. Il filme les exils de Kurdes, d’une étudiante ou d’un cadre qui accompagne la délocalisation de son entreprise. Tous sont soumis aux tangages de l’histoire présente. “Les Kurdes ont un horizon, une terre promise – même si elle n’existe pas. Même s’ils semblent plus déterminés car ayant une raison vitale de s’exiler, ils sont pleinement responsables de leur voyage vers l’Angleterre”, raconte le réalisateur. Dans ce monde où personne n’a plus de place, seuls les Kurdes, dans leur souci d’arriver quelque part, semblent exister pleinement, et paradoxalement sont porteurs d’un espoir, d’un après.