Relayée par les médias et le gouvernement, l’ire déraisonnée autour de la chanson « Sale pute » du rappeur Orelsan a de quoi surprendre, dans un pays où le lâcher de salopes remplit le stade de France. Le point de vue de Thomas Blondeau, spécialiste hip-hop et co-auteur du livre Combat rap.
Face à une chanson comme Sale pute, qui met en scène les violentes menaces d’un homme trompé envers sa femme, la polémique soulevée par le site « Du rose dans le gris » et les féministes de « Ni putes ni soumises » peut sembler compréhensible. En revanche, la vindicte dans laquelle se sont engouffrés médias, intellectuels et ministres qui appellent à la censure l’est beaucoup moins. Même si cette chanson renferme une virulence qui peut choquer, on ne saisit pas exactement pourquoi c’est ce jeune rappeur qui trinque. Ce lynchage en règle qui réclame la déprogrammation de l’artiste du Printemps de Bourges et la condamnation des sites internet qui diffusent le clip démontre un manque cruel de discernement, doublé d’une rupture criante du pays avec une partie de sa jeunesse. C’est à se demander si ce pugilat médiatique ne sert pas une autre cause…
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De la plume à l’écran
Sur le papier, un texte comme « Ne me quitte pas » paraît bien plat. Pourtant, son interprétation sous le feu maxillaire de Jacques Brel en a fait un des chants les plus touchants de son époque. Pour la même raison, le texte d’Orelsan, con et agressif sur le papier, prend à travers son vidéo-clip une dimension différente. « La chanson a été pensée avec le clip », explique le rappeur. « C’est un tout, un court métrage que j’ai fait il y a 3 ans, et qui n’était même pas destiné à finir sur un disque ». Dans cette mise en scène d’un type en costard qui coince sa femme en train de le tromper, se torche à la vodka et lui envoie les pires insanités via internet, le grotesque appuyé du bonhomme qui répète « sale pute » six fois de suite dans le refrain aurait du mettre la puce à l’oreille. Aussi, il est étonnant que la ministre de la Culture Christine Albanel n’y ait vu qu’une « apologie sordide de la brutalité envers les femmes ». Qu’on trouve la chanson violente est normal ; qu’on la trouve sans valeur artistique ou mal écrite est possible, mais ce jugement de valeur ne peut alors légitimer la censure. En revanche, qu’on y repère ce genre d’infamie procède du contresens fâcheux, voire du procès d’intention. Au fond, cette chanson n’est rien d’autre qu’une farce tragique qui doit être prise comme telle ; une bonne dose d’humour dégueulasse, une violente rupture amoureuse en travers du cœur et pas mal d’autodérision de la part de l’auteur. C’est aussi ça, la chanson. Poésie fleurie et beaux sentiments ne constituent pas l’unique dimension valable. Ce qui est en jeu ici, c’est aussi le droit au mauvais goût, à la fiction, la caricature, l’ironie. Combien de chefs d’œuvre de la littérature sont emplis de jugements douteux -et pas toujours ironiques- à l’endroit des Noirs, des Juifs, des femmes ? Si Orelsan est ce monstre, alors il faudra rayer de notre bibliothèque les Céline, les Aragon et les Houellebecq. L’histoire du théâtre ou du cinéma atteste par ailleurs de la différence qui existe entre des propos violents ou misogynes tenus par un personnage dans le cadre d’un spectacle et le fait que l’auteur les reconnaisse comme valeurs nobles dans la réalité. Or, « Sale pute » n’est pas la réalité d’Orel ni celle qu’il prône, mais une fiction sur-jouée qui met en scène le passage de l’amour à la haine d’un beauf alcoolisé ruiné par la passion, exactement comme dans un théâtre grec, micro, baskets et argot en plus : « Je voulais symboliser ce changement brutal, évoquer les violences conjugales, le fait que l’alcool n’y arrange rien », explique le rappeur. « Au final, ce pourrait être le départ de vrais débats autour de ces sujets, mais ce n’est pas l’auteur qu’il faut attaquer. Ce n’est pas moi, Aurélien Cotentin, qui ait dit qu’il fallait frapper les femmes ! ». Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt, dit le proverbe.
Féminisme tordu
Attaquer ce rappeur pour défendre la cause des femmes est trop simple, maladroit et hors contexte. D’autant que cette chanson qui dépeint les morales masculines les plus atroces dégomme dans le même temps mille titres de R’n’B à succès qui chroniquent ruptures et amours bêtas bien traditionnels. Et qui, eux, prônent sans le dire le rapport soumis d’une femme à son homme tout puissant. La fille qui embrasse son mec sur des violons parce qu’il s’excuse de la raclée qu’il lui a mis, et que finalement, c’est un chouette type. Le mec qui gagne toujours à la fin. Orelsan, c’est le contraire, exactement la mauvaise cible sur laquelle il ne fallait pas tirer ; le contre-emploi total. Un des rares à ne pas porter en bandoulière le sexisme qu’on reproche aux rappeurs. En attestent ceux qui ont écouté son album Perdu d’avance, dont de nombreux journalistes qui prennent aujourd’hui part à la vindicte mais ont salué l’acuité avec laquelle ce jeune rappeur croque le monde ; ce « rap cru, ludique et bourré de punchlines dévastatrices » (L’Express) et ce ton « entre burlesque décapant et noirceur » (RFI). Il est troublant que certains des auteurs de ce type de remarques ne soient pas capables du même recul concernant « Sale pute ». Il est troublant, aussi, que parmi les bien-pensants prompts à s’offusquer pour quelques mots, peu aient relevé cette réponse croustillante qu’Isabelle, auteur du blog par lequel le scandale est arrivé, donnait récemment au Post.fr : « Bien sûr que c’est [la chanson d’Orselsan] à prendre au deuxième degré, mais les gamins en banlieue n’ont pas les ressources intellectuelles (…). 80 % des gens comprennent que c’est du deuxième degré, mais je pense aux 20 % restants ». Mais de qui se moque-t-on ? Qui cette chanson gêne-t-elle réellement ? Il y a fort à parier que ce débat n’en est pas un, et qu’un certain nombre d’associations et institutions y trouvent leur compte : « Les gens qui ont déclenché cette polémique, secrétaire d’Etat, ministres ou associations, l’ont fait pour faire parler de leurs travaux », analyse Vincent Demarthe, manager du rappeur. « Cette polémique sert à vendre des bouquins, des associations ou des programmes politiques ». Une remarque que les déprogrammations récurrentes d’Orelsan de festivals ou de salles subventionnés pourraient bien confirmer.
Ah, ces jeunes !
Lundi 30 mars, sur le plateau du Grand Journal de Canal+, la chroniqueuse Ariane Massenet, indignée, demandait à Orelsan si le but de sa chanson était d’illustrer ce qui pouvait se passer dans la tête « des jeunes ». « Pourquoi des jeunes ? », répondait le rappeur. Ce tacle parfaitement glissé résume le fond du débat. Ce qui est reproché ici à Orselsan (et à une partie du rap et de la jeunesse dite « des cités », par le truchement d’un jeu infra-verbal), est un préjugé : celui d’une jeunesse qui ne serait que misogynie et violence et à qui il faut inculquer les bonne mœurs, fut-ce par le biais de la censure. On n’en fait pas tant quand c’est un ministre qui traite une député de salope, ou quand un comique fait rire la France entière avec son « Lâcher de salopes ». Il semble que l’outrage soit ici sélectif. Le mur d’indignation à pas cher qui s’élève aujourd’hui contre un rappeur est en réalité le signe d’une discorde profonde entre un pays et sa jeunesse dont il ne comprend pas les codes, les valeurs et les mises en scène. Qu’on ne trouve comme réponse à cette chanson que l’indignation et la censure révèle la profondeur du dialogue social et générationnel dans ce pays. La génération sans tabous d’Orelsan n’est pourtant pas plus méchante que celle de ses parents. Peut-être juste un peu plus dingue, élevée avec des filles nues dans les couloirs du métro, des films ultra-violents et des ministres qui traitent leur adversaire de salope. Une jeunesse qui dit « nique ta mère » sans que ta mère s’en trouve bouleversée et qui, comme celle qui écoutait les Stones et Led Zep avant d’enfiler un costard, se défonce, boit et vit sans permis. Une génération que le rappeur décrit avec clairvoyance sur le morceau « Changement », que les journalistes ont adoré : « Les vieux comprennent pas c’qui s’passe dans la tête des jeunes / Ils sont pas élevés par la télé, par la playstation / Ils comprennent pas à quel point on est fêlés / Ils connaissent pas internet, les boites, les grecs, les DVD ». Messieurs les censeurs modernes, le « Presse-moi l’citron, baby, jusqu’à ce que le jus me coule sur les jambes » de Led Zeppelin, on vous l’a censuré ? Non ! Vos parents étaient outrés, pourtant !
Thomas Blondeau
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