Avec son Eloge de la démotivation, le philosophe Guillaume Paoli dresse un manifeste de l’insoumission aux forces trop vives du néolibéralisme.
Si Le Droit à la paresse de Paul Lafargue, paru en 1880, a retrouvé un écho ces dernières années, c’est qu’il résonne auprès des mélancoliques des temps modernes, mal à l’aise dans une époque dont tous les signes contredisent le doux rêve d’un retrait du champ du travail, d’un refus des préceptes actuels : la vitesse, la réactivité, l’énergie, le narcissisme de la volonté, l’appât du gain, de la lumière ou des parts de marché. L’heure est au combat, au déchaînement de sa force, à la concurrence, à la vitalité surjouée. Les lettres qui circulent aujourd’hui sont moins des lettres d’amour que des lettres de motivation.
Pour exister, le désir doit être incandescent. L’inverse de ce que croyait le poète anglais Yeats pour qui “les meilleurs manquent de toute conviction tandis que les pires sont pleins d’intensité passionnée« . Cette foi divine dans l’intensité du désir et l’hypertrophie de la volonté nourrit la nouvelle “science” du management qui construit depuis trente ans un arsenal théorique et pratique contaminant l’espace social. C’est contre cette idéologie insidieuse et prégnante, quasiment incontournable tant elle hante nos habitudes, que s’élève le philosophe Guillaume Paoli.
Dans un essai paru l’an dernier, Eloge de la démotivation, il révèle une vision subversive qui trouve un nouvel éclairage à la faveur de la crise. “Dans tous les secteurs de la société actuelle, la bataille pour la motivation fait rage, écrit-il. Les chômeurs n’obtiennent un droit à l’existence qu’en fournissant les preuves d’un engagement sans relâche dans la recherche d’emplois inexistants. Lors de l’entretien d’embauche, ce ne sont pas tant les compétences qui comptent que l’exhibition enthousiaste d’une soumission sans faille.”
Propre à la logique capitaliste, la motivation des salariés (“retroussez-vous les manches”) est doublement activée avec la crise financière, illustration parfaite de ce que dénonce Paoli – installé à Berlin, il a lancé le mouvement Chômeurs heureux. “Ce qui se fait jour, c’est une crise de confiance envers les capacités du système à tenir ses propres engagements, analyse-t-il. Pour remotiver les troupes, rien de tel que l’exhortation : nous sommes tous dans la même galère, faisons ensemble les mêmes sacrifices. Mais ce discours ne peut que tomber à plat quand, au vu et au su de tous, les promoteurs du désastre restent à la barre et en empochent encore des bénéfices faramineux.”
Et de s’interroger sur les vices de l’économie néolibérale : “L’émergence de cette crise a partie prenante avec deux motifs préfabriqués et mis en circulation : tout d’abord, devenez propriétaire de votre logement, même si vous n’en avez pas les moyens. Il s’agissait bien d’une opération de motivation : la propriété, même illusoire, étant censée renforcer l’adhésion au capitalisme. Résultat : ceux qui y avaient cru et ont tout perdu ont le sentiment de s’être fait berner. Le deuxième motif, encore plus répandu, était : ne soyez pas ringards, prenez des risques avec votre argent, confiez-le aux spéculateurs. La dégringolade a été sévère et les conséquences commencent tout juste à se manifester.”
Mais la réflexion de Paoli excède le cadre de l’organisation du système économique : son éloge de la démotivation ne s’arrête pas à la sortie des bureaux, il touche à la conception anthropologique de l’individu moderne. Pour l’auteur, le devoir de motivation s’impose aussi au consommateur, sommé d’être attentif aux nouvelles gammes de produits. Tout est toujours placé sous le signe de l’utile et de l’impératif catégorique du mouvement. Ce qui nous appartient en propre – nos relations, notre temps, notre image… – se gère, se dynamise, se dynamite. “Que de carottes, pour de si malheureux ânes”, déplore Paoli, pour qui “l’inertie est aussi une force”. Car il y a aussi des vertus dans la suspension d’activité ou le non-engagement, qui peuvent aussi être “des moyens d’agir”. “Au lieu de faire quelque chose à tout prix, de s’activer, de s’agiter en tout sens, il est dans certaines situations grandement préférable de se poser la question : pourquoi fait-on quelque chose plutôt que rien ?”
Déréalisation de la vie, fuite dans l’addiction, simulation… Tout cela effraie Paoli qui, lorsqu’on l’interroge sur la difficulté à ne pas envisager de “projets” dans le cours de sa vie, répond sagement : “Nul ne peut vivre sans faire de projets ; ce que j’incrimine, c’est l’omniprésence inflationniste de ce terme, la virtualisation de toute activité, le report infini de tout résultat vers un horizon hypothétique. Concevoir toute son existence en termes de projet, c’est déjà intégrer la logique abstraite du capital, dans laquelle n’existent que des investissements dont les gains seront réinvestis à leur tour, sans trêve et sans repos (…). Pensons à tout ce qui peut apporter une satisfaction sans pour autant avoir de valeur marchande, ni même d’utilité.”
Le seul point aveugle de sa réflexion tient à la manière la plus judicieuse de résister à cet air du temps saturé de normalité activiste. Son éloge de la démotivation ne débouche peut-être que secrètement sur un éloge de l’insoumission, qui tarde à venir. Même s’il reconnaît que la montée actuelle de la colère sociale est “un premier signe, encore bien timide, que nous atteignons enfin les limites de la seule chose vraiment étonnante dans toute cette affaire : l’immense patience des gens face aux conditions qui leur sont faites”.
Eloge de la démotivation de Guillaume Paoli (Nouvelles Editions Lignes), 188 pages, 14 €