Fondée par Maroussia Rebecq, la griffe fête ses 15 ans. Retour sur le parcours d’un collectif qui croit qu’un autre système de la mode est possible.
Un tas de vêtements s’élève au centre d’une galerie immaculée du IIIe arrondissement de Paris. On s’approche, attiré par un motif bleu et rouge : parmi les sweat-shirts, T-shirts imprimés ou vieux jeans, une écharpe du PSG dépasse du lot de vieux textiles. Cette masse informe et hétéroclite constitue la matière première d’Andrea Crews, marque parisienne basée sur le concept d’upcycling, la création de pièces à partir de vêtements existants. “On pourrait les coudre ensemble pour en faire un pull”, imagine Maroussia Rebecq, fondatrice de la marque, en tirant une deuxième écharpe de foot de la pile.
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A l’occasion de son quinzième anniversaire, Andrea Crews transforme la galerie Le Cœur en atelier d’upcycling sauvage, invitant ses amis et collaborateurs à participer au processus de création textile qui a fait sa réputation. La styliste Elena Mottola, du duo de jeunes créateurs en vogue Afterhomework, les collectifs Aucun ou Neptunes 2000, et même Orelsan sont venus mettre la main à la pâte. En collaboration avec sa marque de fringues Avnier, le rappeur s’est installé aux machines à coudre de l’atelier d’upcycling pour transformer des serviettes-éponges en ensemble de jogging.
https://www.instagram.com/p/BcCN2LYBIN7/?taken-by=andrea_crews
Des fripes aux happenings
Le tas de vêtements au centre de l’espace provient de dons déposés devant la galerie, des vêtements inutilisés en demande d’une seconde vie, arrivés suite à un appel publié sur les réseaux sociaux. “Il y a une vraie prise de conscience à propos de la consommation, estime Maroussia. Après tous ces scandales sur les fringues, les gens se rendent compte que le système de la mode se casse la gueule.”
On la suit dans ses ateliers, voisins de sa galerie. Des membres de son équipe, environ une dizaine, s’affairent sur la reconstruction d’une pièce : deux pulls en cachemire fusionnent pour créer un haut bicolore, un pull est transformé en jupe, deux sweats sont cousus ensemble pour créer une robe longue.
“J’ai commencé, en jouant avec les vêtements”
Maroussia, qui travaille en binôme avec une directrice de production, ne se considère pas comme une créatrice au sens pur : “J’assemble les vêtements. J’ai regardé ce pull et je me suis dit ‘tiens, pourquoi on ne le mettrait pas à l’envers ?’ C’est comme ça que j’ai commencé, en jouant avec les vêtements dans un stylisme un peu sculptural. Créer des sculptures textiles en live.”
Diplômée des beaux-arts de Bordeaux, sa sensibilité pour la mode est au départ très personnelle. Etudiante, Maroussia s’habille dans les boutiques seconde main, aux puces ou chez Emmaüs. En 2000, la fast fashion en est à ses balbutiements, et les friperies représentent une économie alternative. “On ne parlait pas encore de vintage, se souvient-elle.
Le collectif invité au Palais de Tokyo
“Tu trouvais des trésors dans les boutiques seconde main car rien n’était trié. D’un tas de fringues qui représentait l’histoire de la mode du XXe siècle, tu tirais la pièce qui correspondait à tes goûts.” Elle critique l’approche “marketée” des friperies actuelles.
“Le système des fripes est beaucoup plus structuré de nos jours, et donc beaucoup moins marrant. Dans chaque boutique, tu trouves la chemise à carreaux, la chemise liberty, la veste en jean. Avant, c’était plus créatif : tu tombais sur une pièce de mamie et tu te disais ‘ah ouais, je vais la mixer avec cet autre truc…’”
« Andrea Crews est à la fois une femme italienne et un homme allemand »
En 2002, le Palais de Tokyo l’invite à présenter son projet, un collectif artistique multidisciplinaire nommé Andrea Crews. Le nom représente un personnage fictif, une sorte d’agent artistique inventé par Maroussia pour se donner une contenance lorsqu’elle appelle les galeries d’art pour présenter son travail. “C’est un personnage masqué. A la fois une femme italienne et un homme allemand, avec un nom de famille qui sonne comme Tom Cruise ou Penélope Cruz mais qui dérive en réalité du terme ‘crew’, le groupe.”
Le collectif organise une performance musicale, une exposition, un projet d’édition et un atelier d’upcycling, dont le succès est tel qu’il attire l’œil du Palais Galliera, qui l’invite à le reproduire entre ses murs. “On a installé un tas de vêtements récupérés du Secours populaire, entouré de machines à coudre, se souvient Maroussia. Les gens sont devenus dingues. Ils se déguisaient, riaient, s’intéressaient au processus de création.”
Eveiller les consciences
Le concept voyage à Berlin, New York, Mexico, pour sensibiliser la scène artistique à l’upcycling et ancrer le collectif protéiforme dans une discipline bien définie, celle de la mode. L’esthétique Andrea Crews se construit dans un joyeux mélange coloré et libre, au fur et à mesure des happenings initiés par Maroussia aux quatre coins de Paris, et des castings sauvages dont elle est une des pionnières.
Pour ses défilés – Andrea Crews apparaît au calendrier de la mode homme, “plus cool”, pour présenter ses pièces toujours unisexes –, Maroussia se tourne vers les visages repérés dans la rue, son inspiration depuis le premier jour : “A l’époque, les canons de la beauté étaient les supermodels des années 1990, de grandes blondes maigres. Moi j’étais une petite brune mais j’avais aussi le droit de me sentir belle. J’aime les gens et leur beauté, c’est cette beauté différente que j’avais envie de mettre en avant.”
Profondément street, la marque se réapproprie l’esthétique “caillera néo-chic” des années 1980, en résonance avec la résurgence actuelle du sportswear rétro. Elle initie même les kids aux mastodontes street de l’époque, signant notamment une collection avec Sergio Tacchini, dont le lancement est prévu en janvier.
https://www.instagram.com/p/Bbw9pJzBivo/?taken-by=andrea_crews
De plus en plus de marques adoptent l’upcycling
Au fil de cette évolution, le problème de la croissance se pose. Comment se développer quand on se base seulement sur l’upcycling, donc sur de la pièce unique ? Maroussia suit une formation à l’IFM et transforme Andrea Crews en marque de prêt-à-porter dite “classique”, avec des pièces produites en série et distribuées dans son réseau de boutiques. Mais son ADN reste présent : la fondatrice se tourne vers les surplus de grandes griffes pour produire ses créations et continue d’organiser ses workshops afin d’éveiller les consciences et pousser les autres à repenser leur système de production.
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Aujourd’hui, de plus en plus de marques adoptent l’upcycling. Comme Les Récupérables, qui travaille avec des tissus trouvés dans les ressourceries. Ou encore Afterhomework, qui a créé la saison dernière une robe à partir de cravates en soie. Maroussia fait partie des professeurs invités à Casa 93, une école de mode gratuite créée par Nadine Gonzalez en Seine-Saint-Denis. Elle avoue y parler upcycling et y lire le Manifeste anti-fashion de Li Edelkoort. “C’est comme le bio. Il y a dix ans, c’était réservé aux bobos mais on est tous obligés de prendre conscience de ce qu’on bouffe. Je me présente comme une alternative. Je ne veux pas me battre contre le système énorme de la mode mais je pense qu’on peut créer une petite révolution.”
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