Repérés depuis dix ans par quelques happy few, Josh et Benny Safdie ont fait des paumés et des anonymes new-yorkais les antihéros de leurs films, dérives urbaines et oniriques. Good Time, le quatrième, les propulse au sommet du cinéma d’auteur mondial.
“Good Time” pourrait rester le Poulidor du millésime 2017 en cinéma. A Cannes, il fut l’un des chouchous de la presse (notamment française, ce qui n’est jamais très bon signe), qui aurait bien vu sa star Robert Pattinson hisser sa tête de wonder boy sur la scène du Théâtre Lumière au buffet de clôture.
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Or c’est l’autre favori, Joaquin Phoenix, qui a remporté le prix d’interprétation masculine, et le film est reparti quasi bredouille de la Riviera, avec une récompense non officielle, le Cannes Soundtrack Award. Aux Etats-Unis, où il est sorti depuis un mois, il réalise une performance honorable en restant cependant loin du titre de carton indé de l’été (ce serait plutôt The Big Sick, la dernière prod Apatow) et, of course, de carton tout court.
« On voulait vraiment faire un pulp »
Et chez nous, où il sort enfin, s’il n’y a de place que pour un seul raz-de-marée de rentrée dans la catégorie film d’auteur, il se pourrait bien que la fresque 120 battements par minute lui ait déjà chipé l’occase.
Mais Good Time a de la ressource. Josh, à 33 ans le plus jeune des deux frères Safdie, raconte. “Il y a un truc dans l’accueil du film que les circuits strictement auteuristes ne nous avaient jamais permis d’avoir. Des gens, notamment des jeunes, des étudiants, vont le revoir deux, trois, quatre fois. Ce genre de rapport compulsif, viscéral à un film, c’est ce qu’on pouvait espérer de plus beau : on voulait vraiment faire un pulp.”
Il y a ça dans Good Time : un nerf tendu d’action et de vitesse, une émotion qui prend à la gorge, une patte chromatique ultraséductrice et quelques objets de fétichisme soigneusement dispensés – de la veste oversize Ecko rouge vif de Rob Pattinson à sa décoloration improvisée –, bref de quoi intégrer moyennant une bonne dose de bouche à oreille les étagères du cult movie pour jeunes adultes.
Les Safdie sortent de nulle part, ou presque
L’équation n’est pas évidente car les Safdie sortent de nulle part. Enfin, pas tout à fait de nulle part : quelques dizaines de milliers de cinéphiles de par le monde suivent depuis une décennie leurs péripéties. Elles ont commencé en 2008 par un sacré coup de flair d’Olivier Père, à la tête de la Quinzaine des réalisateurs, alors la plus excitante des sélections parallèles cannoises, avec The Pleasure of Being Robbed.
Titre délicieusement épicurien pour un film dont la genèse relevait elle-même du vol à l’étalage : une commande publicitaire que les deux frères détournent vers une sorte de haïku filmé, suivant les chapardages hasardeux d’une kleptomane new-yorkaise au son du sublime Pannonica de Thelonious Monk.
Un petit objet de charme remarqué sans débordement, que la fratrie complétera toutefois dès l’année suivante et dans la même sélection avec un film autrement plus ambitieux, Lenny and the Kids (2009). C’est ce coup-ci une variation à l’écho autobiographique à peine voilé sur les quelques jours de garde de deux jeunes frères entre les mains d’un papa divorcé aussi pauvre et irresponsable que merveilleusement imaginatif.
“Les personnages qui nous attirent le plus sont des superhéros anonymes”
“Les personnages qui nous attirent le plus sont des superhéros anonymes”, explique Benny, l’aîné (35 ans). La caméra est légère, le film aussi nomade et désargenté que son trio, mais déjà ce qui fait le cœur des Safdie est là : un noyau de laissés-pour-compte, déracinés mais soudés comme une portée de chiots, jetés en pâture sur le bitume du réel, ivres d’inventions et de survie, et toujours cette possibilité d’une île, d’un jeu, d’une échappée dans les vapeurs chimiques de la drogue ou des médocs.
A l’époque, on les décrit souvent comme les cousins new-yorkais du mumblecore, la nouvelle vague indé ultrafauchée qui sévit au festival d’Austin dans des films chroniquant l’ennui des “twentysomething”. Une génération d’auteurs (Joe Swanberg, les frères Duplass mais aussi la Lena Dunham des débuts) au sein de laquelle les Safdie, moins oisifs et plus prolos que leurs congénères, incarnent aujourd’hui un certain passage au mainstream.
Chez eux tout vient du père, Alberto Safdie, drôle de personnage tumultueux qui s’est pointé cette année à Cannes sans prévenir et aurait inventé de drôles d’histoires dans son français rouillé au désespoir des physios des teufs les plus huppées, à qui il balançait sa descendance en guise de ticket d’entrée.
« ’Cétait le papa que vous voyiez à des heures indues emmener ses gosses voir le dernier Tarantino”
Alberto, “c’était le papa que vous voyiez à des heures indues emmener ses gosses voir le dernier Tarantino”. C’était aussi le papa Caméscope, inconditionnel du home movie, “et puis aussi quelque chose du sacrifié, précise Benny. Immigré de première génération, il en a pas mal bavé, et sa famille marquée par une sorte de droit d’aînesse a plus ou moins sapé ses ambitions de cinéaste.”
En tête de leur top 10, « Le Voleur de bicyclette » de Vittorio de Sica
Lenny and the Kids, mystérieusement dédié, entre autres, à leur “père, au moyen terme, au passé perdu, aux lumières allumées le jour, à l’amour perdu mais pas tout à fait, et à notre mère…”, obtiendra une récompense hautement symbolique pour ces dignes héritiers de l’underground NYC : le John Cassavetes Award.
Dans leur Top 10 Criterion, les bros placent quatre films de Cassavetes ex-aequo à la deuxième place (juste derrière Le Voleur de bicyclette de Vittorio de Sica, dont ils parlent comme du “Saint Graal”). La symbolique est forte, l’adoubement est là, et pourtant les Safdie, “nouveaux Cassavetes” annoncés, disparaissent alors soudain des radars.
Embourbés dans un autre projet d’inspiration paternelle, explorant les quartiers des diamantaires juifs new-yorkais, les deux frères peinent à concrétiser et ne donnent plus de nouvelles à leur public d’initiés. Les plus au parfum suivront de loin la réalisation d’un documentaire sur une gloire perdue du basket (Lenny Cooke, qui sort chez nous en DVD ce mois-ci). Les autres oublieront peu à peu.
“Nous avons toujours eu pour premier réflexe de faire avec ce qu’on avait »
Il faudra attendre 2016, deux ans après sa réalisation, pour revoir un film d’eux sur les écrans français : Mad Love in New York, retrouvailles brutales et noires en forme d’hybridation docu-fiction dans le milieu des street kids héroïnomanes. Un succès modeste qui assure la continuité, encore que ce sera à peine nécessaire : un jour de 2016, le téléphone sonne. C’est quelqu’un d’un peu célèbre qui a flashé sur une affiche de Mad Love in New York sans même l’avoir vu et veut travailler avec eux. Il s’appelle Robert Pattinson.
Se détournant à nouveau de leurs diamantaires, Josh et Benny décident d’écrire en quelques semaines un film taillé pour lui. “Nous avons toujours eu pour premier réflexe de faire avec ce qu’on avait, mais de l’explorer à fond. Ça marche aussi quand ce qu’on a, c’est Pattinson : on a beaucoup parlé avec lui pour découvrir sa personnalité, sa gestuelle, son répertoire de jeu.”
Benny, pourtant moins aguerri au jeu que Josh, se glisse dans la peau d’un frère handicapé, passant miraculeusement entre les gouttes de la mauvaise performance à oscars (on pense à l’adage de Robert Downey Jr. dans Tonnerre sous les tropiques, “never go full retard” : ne joue jamais un vrai demeuré).
“On l’a pensé comme une sorte d’ »Alive au oays des merveilles »
Le scénario partira sur la fausse piste du film de braquage, avant de dériver vers celle, plus vénéneuse, du film de cauchemar urbain à mesure que le héros Connie s’enfonce dans la ville comme dans un trip – “on l’a pensé comme une sorte d’Alice au pays des merveilles”, dit Josh.
Invités par le cinéma Metrograph à programmer les sources d’influences du film, les frères citeront une évidence, After Hours de Scorsese (dont ils s’inspireront aussi pour l’affiche), mais aussi le moins connu Law & Order, un des premiers docus de Wiseman filmé dans un comico des quartiers noirs, ou le 48 heures de Walter Hill, dont Good Time reprend en partie la structure.
Le tournage démarre début 2016, à peine deux semaines après la naissance du fils de Benny. A l’exception de Pattinson, Jennifer Jason Leigh et une poignée d’autres, les frères castent des non-professionnels. Ils griment leur star de façon à ce qu’elle ne soit pas reconnue par les passants dans les scènes de rue.
« On canalise un faux chaos autour d’un élément-clé immanquable”
“L’arrivée de Rob et les moyens qui allaient avec n’ont rien changé à notre façon de travailler : c’est juste plus de temps.” Good Time déploie son intrigue dans le quartier de Flushing, ses rues labyrinthiques, son parc d’attractions vétuste et la puissance brutaliste de ses Tivoli Towers, qui accueillent le finale.
Le mode de travail reste calqué sur les sauvageries de leur première manière : “Souvent, on canalise un faux chaos autour d’un élément-clé immanquable. La scène semble à la fois lisible et orageuse, parce que tout gravite autour d’un détail crucial, une clé dans une serrure ou une bouteille d’acide qui se renverse.” Sean Price Williams, leur chef-op de toujours, orchestre ce travail ultra intense – “notre film le plus serré dans les cadres, le plus fixé sur les visages et les gestes, le plus dur à construire spatialement”.
Ils confient à Daniel Lopatin a.k.a Oneohtrix Point Never une BO noise à souhait, et à Iggy Pop l’écriture d’une sublime ballade finale. “On avait peur car il n’avait pas vu nos films précédents. Et il s’est passé quelque chose d’assez miraculeux dans sa proposition.”
“On a changé de ligue, on mentirait si on prétendait le contraire”
The Pure and The Damned pourrait en effet être le titre de n’importe lequel de leurs films, et on ne parle pas des paroles : “Some day, I swear, we’re gonna go to a place where we can do everything we want to/and we can pet the crocodiles” (“Un jour, je le jure, on va aller dans un endroit où on pourra faire tout ce qu’on veut/et on pourra domestiquer les crocodiles”). The Pleasure of Being Robbed se terminait par une séquence onirique où l’héroïne franchissait les rambardes du zoo de Central Park pour y faire des mamours aux ours polaires. Hasard ?
Après un démarrage en trombe, puis quelques années dans le vortex des projets avortés, Good Time a tout l’air d’un retour gagnant. “On a changé de ligue, on mentirait si on prétendait le contraire. C’est extrêmement excitant.” Jonah Hill est annoncé en tête d’affiche d’Uncut Gems, qui se remet enfin en route, près de huit ans après ses premiers soubresauts. La production doit démarrer dès la fin de promo de Good Time.
Retenez bien leur tête : ces deux gars-là, sous leurs faux airs de cinéastes les plus sympas du monde, ont un feu et une rage en eux, et encore beaucoup de working class heroes à sublimer dans les ruelles de la Big Apple. Ils incarnent tous les espoirs d’un cinéma indé fabriqué à vif, à même leurs rues, à même leur enfance, à même New York. Start spreading the news…
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