Quel est le point commun entre Adele, Amy Winehouse, The Kooks ou Kate Nash ? En plus d’avoir vendu des millions d’albums, tous ont été scolarisés dans un étrange lycée du sud de Londres.
Pour rejoindre Croydon et la BRIT School de dubstep depuis la gare de Selhurst, dans la banlieue sud de Londres, il suffit de suivre les étuis de guitares. Ils sont en cours de route rejoints par des étuis de saxophones, de violoncelles, de claviers… Sur le dos d’adolescents aux dégaines variables, ils convergent vers un ensemble de bâtiments modernes, à l’allure de lycée-pilote en banlieue morne : une enclave de couleur et d’entrain dans une suburbia grise et horizontale.
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Ici, la rentrée des classes ressemble à une sortie de concerts ou à la queue devant un club éphémère de dubstep. Look Libertines, avec frange savamment dézinguée, quand on porte une guitare ; mine bling-trash à la Tyler The Creator pour dire qu’on est ici pour le hip-hop. Chaque tribu est là, dans le hall. On se tape joyeusement des high five, toutes obédiences confondues. Les garçons, largement minoritaires, compensent par la flamboyance et l’extravagance. Un étudiant, qui vend des CD dans le hall, raconte avoir trouvé ici un havre inespéré de paix et de tolérance : “Dans mon ancienne école, à Londres, parce que je m’habillais différemment, parce que j’aimais danser et chanter, on m’a vraiment harcelé, ostracisé. Ici, c’est ce qu’on attend de moi, ce qu’on m’encourage à faire !”
Libérés du joug de l’uniforme scolaire, ces lycéens, âgés de 14 à 19 ans, rivalisent d’excentricité, du bout des chaussures kitées aux pointes des cheveux décorées. Il s’agit avant tout de se faire remarquer, d’où cette impression de casting permanent. Après tout, les adolescents ne savent jamais qui est l’adulte qui déambule, carnet en main, dans les couloirs : un directeur de casting du West End ? Un producteur de disques ? L’émissaire d’un télé-crochet ? Même si elle semble bon enfant, on sent la compétition impitoyable. Dans le hall d’entrée, des coupures de presse et des couvertures de magazines rappellent aux étudiants que chaque promotion a livré ses stars et que le mouvement ne saurait s’arrêter. Mais combien de ces ados aux yeux étoilés suivront réellement la voie des quelques noms qui font la fierté de la BRIT School, de Kate Nash aux Kooks, d’Adele à Katie Melua, des Noisettes à Jamie Woon, d’Amy Winehouse à Jessie J ? Ce que ne racontent pas ces unes et ces manchettes, c’est l’histoire plus ordinaire de ceux qui sont venus ici en se rêvant sur scène et qui se contentent aujourd’hui d’habiller ou d’éclairer des acteurs dans des théâtres de province. Car la BRIT School forme aussi des professionnels de l’ombre : danseurs, choristes, musiciens de session, pianistes de croisière… Cette “employabilité”, signe de compétence et de polyvalence de la formation, fait la fierté de l’école.
C’est aussi sa mission : l’école est en grande partie financée par l’industrie de la musique britannique, qui avec Adele a connu un miraculeux retour sur investissement (son album 21 est pour l’instant la cinquième plus grosse vente anglaise de tous les temps et pourrait finir en tête). Pas mal pour cette étudiante boulotte que l’on connaissait ici sous le nom d’Adele Adkins, promotion 2006. Arthur Boulton fait partie de la poignée d’utopistes qui ont ouvert cette école il y a plus de vingt ans. “Notre rôle est de donner confiance à ces jeunes, de leur permettre d’exprimer au mieux leur don. Nous voulons qu’ils sortent tous avec une vraie qualification. Nous sommes là pour former des jeunes, pas pour fabriquer des stars.” Dans le hall, certains se comportent pourtant déjà comme des stars, des divas même, ayant très vite saisi que dans cette Fame Academy, il n’y avait que peu de place pour la timidité. Un autre prof, amusé, nous jure pourtant qu’aucune rumeur d’un visiteur “important” n’a filtré ce matin, si bien que tout le monde, nous dit-il, “est habillé en civil et en mode profil bas”. On imagine avec amusement à quoi doit ressembler cette ruche quand déboule un émissaire de X-Factor ou tout autre ascenseur rapide vers la gloriole.
Entre profs et étudiants, la différence d’âge ne saute pas aux yeux – seule la dégaine sert de révélateur. Après des années de discipline et de hiérarchie propres à l’éducation anglaise, cet éclatement des frontières semble stupéfier les plus jeunes lycéens. Dans le hall même, dans les couloirs, on échange des conseils de chorégraphies ou des leçons de vocalise en toute liberté et sans la moindre gêne. Les lycéens ne sont pas encore entrés dans les classes qu’ils sont déjà en représentation. Chacun semble investi, obsédé même par ce choix pourtant douloureux : il y a forcément des sacrifices d’adolescence dans la discipline de travail et l’hygiène de vie qu’exige la BRIT School. On a la chance d’assister à une audition : celle d’un théâtre ayant besoin de jeunes rappeurs. Six garçons et filles, à peine briefés, se pressent devant la salle. Incroyablement décontractés, ils sont visiblement déjà rompus aux castings, qu’ils prennent comme un jeu, un bac blanc, presque une battle entre eux. Immédiatement, avant même d’avoir reçu son texte, un jeune garçon, rouge de timidité dans son cardigan gris d’enfant sage, s’avance vers les directeurs musicaux. Sa voix à peine audible quand il parle prend une dimension sidérante quand il se lance dans un freestyle puis dans un exercice de human beatbox. Quand on lui tend son texte, il le scrute avec une concentration douloureuse puis propose à un autre étudiant effacé de se joindre à lui. Ensemble, ces deux garçons qu’on imaginerait plus volontiers danser en traînant des espadrilles dans un club indie-pop se lancent dans un duo ténébreux qui entraîne le texte ancien dans les tréfonds du Londres 2012, en une sorte de grime gothique, hanté, hoqueteux. Peu à peu, ils ne rappent plus le texte mais le maltraitent, l’éructent, le tabassent, le crachent sans la moindre retenue ou sagesse. Leur transformation, physique aussi, est sidérante : s’ils jouent ou surjouent ce rap des égouts, alors il s’agit d’excellents acteurs.
Normal : dans cette école – gratuite, mais au concours d’entrée infernal – on enseigne aux étudiants tous les métiers de la scène, dont le théâtre ou le cinéma, formation souvent éclipsée par le triomphe des pop-stars. La BRIT School a ainsi formé de nombreux acteurs et actrices, fournissant chaque année quelques prestigieux théâtres londoniens, de nombreuses séries TV (y compris les fameux costume drama de la BBC) ou ce qu’il reste du cinéma anglais. On demande à Arthur Boulton celui ou celle qui fait sa plus grande fierté parmi les milliers de lauréats sortis de son école depuis 1991. Sa réponse est immédiate : “Tous !” On tente d’obtenir un nom ou deux. “Les anciens étudiants qui ont réussi dans la musique nous rendent toujours hommage dans leurs interviews. Malheureusement, ils ne viennent jamais rencontrer nos jeunes promotions : une fois qu’ils sortent de chez nous, leur vie est contrôlée par des agents, des managers.” La seule école où la liberté s’achève non quand vous y entrez mais quand vous en sortez.
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