Foyer des avant-gardes artistiques depuis les années 1960, marquée par l’enseignement de Joseph Beuys et le séjour de nombreux artistes majeurs, l’école de Düsseldorf se redécouvre aujourd’hui dans une double exposition rétrospective à Tours. Une page fondatrice de l’histoire de l’art exhumée.
Dans l’histoire des avant-gardes artistiques modernes et contemporaines, certaines villes ont abrité des foyers créatifs incandescents, rattachés à une galerie, à un cabaret ou à une université. Creuset d’une révolution artistique dont la mèche enflamméedans les années 1960 ne s’est jamais vraiment éteinte, Düsseldorf et son école forment un cas paradigmatique decette combinaison d’un lieu et d’un geste, d’un espace et d’un élan.
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Pour le grand public, l’école de Düsseldorf évoque surtout l’œuvre et l’influence dans le champ de la photographie de Bernd et Hilla Becher : une tradition indexée à l’image objective appréhendée comme un document et une composition plastique plutôt que comme la captation d’un moment hasardeux ou décisif. En permettant l’éclosion de figures majeures de la photographie mondiale des trente dernières années, d’Andreas Gursky à Candida Höfer,de Thomas Ruff à Elger Esser, de Thomas Struth à Beat Streuli, les Becher ont mis la ville de la Ruhr au centre de la cartographie de l’image mondialisée.
Dans les murs de la Kunstakademie
Au point que son nom se réduit souvent à cette idée d’une esthétique de la neutralité objective, d’une frontalité sans affect, comme une façon de décrire le monde de manière brute, sans artifices apparents autres que ceux d’un protocole de prise de vue (un artifice qui, en, fait, contamine l’objectivité apparente). Or, cette réduction de l’école de Düsseldorf à ce seul mouvement photographique, aussi génial soit-il, ne résiste pas à l’évaluation pour le coup objective de son histoire foisonnante. A Düsseldorf, il s’est passé bien d’autres choses, les Becher ne formant qu’une partie de son épopée artistique.
Des générations successives d’artistes majeurs se sont formées dans les murs de la Kunstakademie (la plus ancienne école d’art d’Europe, créée en 1773) depuis le début des années 1960, de la sculpture à la performance, de la peinture à la vidéo. De Joseph Beuys à Klaus Rinke, de Sigmar Polke au groupe ZERO, de Robert Filliou à Daniel Buren, de Gerry Schum à Nam June Paik, d’Yves Klein à Tony Cragg – et jusqu’aux premiers pas du groupe Kraftwerk –, des artistes multiples ont partagé une même attitude, consistant à rompre avec les générations précédentes, à rejeter les héritages en tout genre et à tout reprendre à zéro, comme si rien n’avait existé avant qui ne mérite reconnaissance.
Dans les jarres, les eaux se mélangent, comme l’allégorie d’une certaine idée politique de l’Europe
Plateforme d’échanges permanents, l’école a surtout inventé un modèle d’enseignement unique où s’est impliqué l’artiste Klaus Rinke, invité par le Centre de création contemporaine Olivier Debré (CCCOD) de Tours à réactiver l’une de ses pièces majeures, l’Instrumentarium.
Présentée en 1985 dans le forum du Centre Pompidou, spectaculaire et conceptuelle à la fois, cette installation sculpturale expose un arsenal d’instruments techniques liés à la gestion de l’eau – seaux, tuyaux, jarres géantes, fils à plomb, robinets… – qui permettent de mesurer et contenir les eaux prélevées dans des fleuves et rivières d’Europe (le Pô, la Seine, la Loire, le Danube, le Tibre, le Tage, le Rhin et l’Elbe). Dans les jarres, les eaux se mélangent, comme l’allégorie d’une certaine idée politique de l’Europe, où tout devrait s’entremêler, fusionner, circuler, alors qu’au contraire tout se dissocie,se fragmente, se referme.
« Un philosophe visuel plus qu’un sculpteur”
“Mon Instrumentarium, ce n’est pas seulement de la sculpture, c’est une pensée radicale où les instruments sont les guides pour une pensée philosophique et non pas seulement de la sculpture traditionnelle”, explique Klaus Rinke, qui, en réactivant cette installation trente ans après sa conception, lui donne une portée plus forte encore. “Il s’agit d’abord pour moi de donner une nouvelle conscience des choses, d’oublier ce qui, en elles, les cantonne dans leur valeur d’usage”, justifie-t-il lorsqu’on l’interpelle sur l’étrangeté de son geste, aussi abstrait à voir que concret à opérer, de prélèvement des eaux.
“Je suis un philosophe visuel plus qu’un sculpteur”, se définit-il. Entre sculpture et performance (qu’il appelle “action sculpturale”), entre body art et art conceptuel, l’œuvre de Klaus Rinke interroge la notion de temps, d’écoulement, la place de l’homme dans l’espace physique.
Mais l’importance du geste de Klaus Rinke dans l’histoire de l’art tient aussi à l’action énergique qu’il n’a cessé de déployer au sein de la Kunstakademie comme recteur, pour en faire un foyer des avant-gardes plus qu’une école au sens strict du terme. “Il n’existe pas de style Düsseldorf, mais plutôt un esprit qui a animé les enseignants et les étudiants de ce lieu si particulier”, estime Alain Julien-Laferrière, directeur du CCCOD.
Les conférences de Joseph Beuys
Nourrie des archives personnelles de Klaus Rinke et des prêts du musée national d’Art moderne, la seconde exposition, Düsseldorf mon amour, documente l’histoire de ce mouvement, de ses diverses approches esthétiques, mais aussi de sa manière d’envisager la place de l’art dans la société, théorisée par un maître absolu, Joseph Beuys, figure légendaire de l’école, mort à Düsseldorf en 1986.
Dans ses célèbres conférences, Beuys défendait le concept d’“art nouveau” devant des masses d’étudiants fascinés par son verbe en transe, son rejet des normes académiques et sa présence chamanique. Pour Beuys, démis de ses fonctions en 1972 (devant le chaos de ses cours, suivis par plus de cinq cents personnes), l’enjeu de l’art tenait à “la capacité de chacun sur son lieu de travail” à devenir artiste : “Ce qui compte, c’est la capacité d’une infirmière ou d’un agriculteur à devenir une puissance créative, et à la reconnaître comme une partie d’un devoir artistique à accomplir.”
(vue d’installation)
Dans l’ombre de Beuys, à ses côtés, puis dans ses traces, de nombreux autres artistes – Daniel Buren, Robert Filliou, Yves Klein, Daniel Spoerri, Dieter Roth, Marcel Broodthaers, Sigmar Polke, Gerry Schum, Nam June Paik, Tony Cragg, Barthélémy Toguo… – ont séjourné et exposé à Düsseldorf. Le peintre Gerhard Richter, dont le CCCOD expose la sublime toileTiger (1965), passa par l’école au début des années 1960 avant de transformer la pratique de la peinture, en travaillant à partir de photos, en appelant à oublier les notions de couleur,de composition et de spatialité.
Révolutions picturales et musicales
Outre l’appel à la transformation de la conception de l’art lui-même lancé par Beuys, Düsseldorf a donc abrité des révolutions picturales, d’Yves Klein à Gerhard Richter, mais aussi des révolutions musicales, dont Kraftwerk fut le légendaire fer de lance. C’est en sortant de la Kunstakademie que les musiciens – et un peu plasticiens – posèrent les prémices de la musique électronique avec leur album Autobahn, sorti en 1974.
C’est dans ce foisonnement créatif, indexé à la volonté de sortir des sentiers artistiques battus pour en renouveler sans cesse les formes et les élans,que Düsseldorf s’est imposé comme une ville-monde du paysage de l’art, où le nouveau, seul horizon désirable, aspire des aventuriers lancés sur des autoroutes plastiques au bout desquelles surgissent des modes de perception réinventés.
Klaus Rinke, l’Instrumentarium ; Düsseldorf mon amour Jusqu’au 1er avril, Centre de création contemporaine Olivier Debré, Tours
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