Au pays des mille pagodes, le bouddhisme a pris ces dernières années un virage hyper radical, sous l’impulsion du “Hitler birman” Ashin Wirathu. Ce chef religieux attise la haine et provoque la violence en ciblant les Rohingya musulmans, victimes de persécutions, de massacres et de nettoyage ethnique.
Ils sont des centaines à manifester ce jour-là. Dans le cortège, les robes safran s’agitent, les poings sont levés, les panneaux brandis. “Non au rapatriement, ils ne sont pas chez eux ici”, peut-on lire. A Sittwe, la capitale de l’Etat birman d’Arakan, les bonzes extrémistes grognent. Ils ne veulent pas du retour des 600 000 Rohingya qui ont fui ce territoire aux confins du golfe du Bengale après les persécutions de l’armée birmane.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Le berceau de ces relents xénophobes prend place à Mandalay, la dernière capitale du royaume entre 1860 et 1885, aujourd’hui deuxième plus grande ville du pays. Plus précisément dans l’antichambre de la haine, entre les murs du monastère de Ma Soe Yein. Une porte colossale dorée permet d’entrer dans un monde quasi parallèle, où les hommes sont remplacés par des prêcheurs au crâne rasé et la cohue des klaxons de la ville par le bruissement des mantras.
Des visages de terroristes connus de toute l’Europe
L’allée centrale est bordée d’arbres et de dizaines de bâtisses toutes plus cossues les unes que les autres, d’où s’échappent des effluves d’encens. L’une, sans ornement, interpelle. Des photos sont placardées à l’entrée. Des visages mutilés, des corps martyrisés, des enfants égorgés. Et les visages de terroristes connus de toute l’Europe, comme celui de Salah Abdeslam.
Derrière, une immense pancarte retrace l’histoire des lois pour la protection de la race et de la religion votées quelques semaines avant l’arrivée du parti d’Aung San Suu Kyi au pouvoir en 2015. Elles interdisent notamment aux femmes birmanes de se marier hors de leur religion.
Les murs sont tapissés de dizaines d’iconographies à l’effigie du maître des lieux
A l’intérieur de l’habitation, une pièce centrale, sommaire, d’où jaillit un trône de fleurs, vide. A l’écart, une pièce faisant office de cuisine et de toilettes. Un escalier en bois mène à l’étage, où des moines se reposent et lisent dans un grand dortoir fait de parquet en bois. Les murs sont tapissés de dizaines d’iconographies à l’effigie du maître des lieux.
C’est ici que vivent Ashin Wirathu et ses soixante disciples. L’atmosphère est étonnamment calme et tranquille, quelques chats en ont même fait leur refuge. La vie est savamment orchestrée. Lever à 4 h 30, aumône matinale, petit-déjeuner, enseignements du Bouddha, récitations, déjeuner, méditations, ablutions, études et coucher à 23 heures. Un emploi du temps qui ne laisse aucune place à une quelconque liberté.
“Il y a des musulmans partout”
Cette quiétude dénote pourtant avec la virulence des propos qui sortent de la bouche de ces religieux. Sur une table devant le monastère, des journaux de propagande sont mis à disposition. “Ce qui se passe dans l’Arakan ? C’est très triste, très injuste pour les Arakanais qui se font attaquer par les terroristes”, affirme un lecteur, assis sur un banc. L’un d’eux va plus loin : “Je suis allé une fois là-bas, j’avais l’impression d’être dans un autre pays. Il y a des musulmans partout.” Il s’agit de Panna Diva, un proche de Wirathu.
Visage rondouillard, dents rongées par les noix de bétel, tatouage de sa jeunesse d’antan, il est chargé de gérer les problèmes entre les bouddhistes et les musulmans. “Nous recevons plus de dix plaintes par mois, les gens viennent de tout le pays pour voir U Wirathu. C’est le seul à les écouter. Les musulmans les insultent, forcent les femmes à se convertir, ils envahissent notre pays.”
“Lui seul agit pour le bien de notre pays, il n’est pas égoïste, il agit pour les autres et non pour lui.”
Comme nombre d’aficionados, il voit en Wirathu un sauveur. “Je l’admirais avant même de le rencontrer, j’avais entendu ses prêches sur des CD et je voulais venir dans ce monastère. Lui seul agit pour le bien de notre pays, il n’est pas égoïste, il agit pour les autres et non pour lui.”
“Oui, c’est le seul à agir comme ça. Il est si bon”, renchérit Ukhemeinda. Lui a participé aux premiers déplacements de Wirathu au début des années 2000, quand il prêchait dans des contrées oubliées. “Nous avons beaucoup voyagé ensemble. Nous sommes allés voir les gens qui se faisaient confisquer leurs terres. C’est un gros problème dans ce pays. Nous avons essayé de négocier pour eux.”
Le “Hitler birman”
C’est à cette époque que celui que l’on surnomme parfois le “Hitler birman” commence à se faire une réputation et en profite pour développer ses discours nationalistes. Mais après des émeutes en 2003, il est emprisonné pour incitation à la haine et n’en ressortira qu’en 2012. Il lance alors le mouvement 969 pour boycotter les commerces de musulmans.
Interdit, ce dernier sera remplacé par le Ma Ba Tha, soit le Comité pour la protection de la race et de la religion. A la même période, l’Arakan subit une vague de violences interethniques poussant plus de 140 000 Rohingya à s’exiler dans des camps de déplacés. A l’origine des émeutes, officiellement, le viol d’une Arakanaise par des musulmans.
“La crise de 2012 dans l’Arakan a été une aubaine pour Wirathu, assure l’anthropologue Bénédicte Brac de la Perrière. Elle a été un prétexte utilisé par des moines comme lui. Le religieux n’a pas de place dans une démocratie constitutionnelle. Avec la démocratisation, les moines ont été privés de voix politique, ils se sont alors emparés d’autres moyens pour récupérer de l’influence dans la société.”
“Nous voulons étendre le bouddhisme à travers le monde entier”
Le développement de la culture bouddhiste est d’ailleurs une autre pierre angulaire du discours des moines extrémistes. “J’écris des poèmes ici, assure fièrement Shin Shwe Hlaing, en se baladant dans les ruelles du monastère. J’écris sur mes émotions et sur les enseignements du Bouddha. Cela peut être en rapport avec la nature, l’environnement, le nationalisme.”
Mais il y a quelque chose de bien plus grand derrière. “J’écris aussi sur U Wirathu, c’est mon seigneur, il m’inspire, je l’admire. Tous les soirs, il reste jusqu’à 2 heures du matin devant notre monastère pour réciter les enseignements du Bouddha et diffuser tout l’amour qu’il a en lui, raconte-t-il. Notre souhait est de développer la littérature bouddhiste. Nous voulons le faire ici pour que ce monastère devienne plus grand et plus connu. Puis ensuite, nous voulons étendre le bouddhisme à travers le monde entier.”
Mais dans les propos de tous ces prêcheurs, la rhétorique xénophobe reprend vite le dessus. “Nous défendons notre nation. Le Coran incite à tuer celui qui est différent. Dès lors, comment pouvons-nous coexister avec eux ? Leurs cerveaux sont broyés par la religion”, fustige le jeune poète, qui semble avoir appris ces paroles par cœur, comme les nombreux enseignements du Bouddha qu’il doit réciter chaque jour, depuis des années.
“Ils sont très actifs sur les réseaux sociaux”
“Ce regain de xénophobie tient aussi à une particularité du bouddhisme qui est censé disparaître au bout de cinq mille ans. Donc il doit être défendu. Cela explique une partie du succès de 969 et de Ma Ba Tah. Ils ne sont pas nombreux sur les 500 000 moines du pays mais ils sont très actifs sur les réseaux sociaux dans une Birmanie qui, après avoir été privée d’accès vers l’extérieur, est aujourd’hui hyperconnectée”, commente Bénédicte Brac de la Perrière.
“Ce sont les moines qui fournissent le salut pour les laïcs. Il y a une symbiose entre les deux”
Face à la multiplication des violences ces derniers mois, le dalaï-lama a appelé au calme. Le gouvernement birman, lui, est plus ambigu. “De par l’organisation du Theravada (le courant bouddhiste majoritaire en Birmanie – ndlr) entre les moines et les laïcs, ce sont les moines qui fournissent le salut pour les laïcs. Il y a une symbiose entre les deux. Et il est impossible de les critiquer”, ajoute l’anthropologue.
Malgré tout, pour certains moines, le gouvernement actuel est le pire de tous. Dans l’obscurité d’un monastère en banlieue de Rangoun, Ashein Thu Satta n’en démord pas, son ennemi est la LND (Ligue nationale pour la démocratie), qui l’oblige à vivre caché à cause d’un mandat d’arrêt, pour avoir manifesté sans autorisation devant l’ambassade américaine. “L’ambassadeur a utilisé le mot ‘Rohingya’. Il n’a pas le droit, ce sont juste des migrants illégaux venus du Bangladesh”, fustige-t-il.
“Ils ont violé les femmes bouddhistes”
Membre de l’union patriotique des jeunes moines, Ashein Thu Satta se rêve en héritier de Wirathu. Il l’appelle son “seigneur” et le suit dans de nombreux meetings privés pour assurer sa sécurité. “Nous sommes un petit groupe de jeunes moines à le protéger lors de ses déplacements. Il peut être attaqué à tout moment par des musulmans, prévient le trentenaire. Quand Wirathu dit que les musulmans sont pires que des chiens, bien sûr que c’est vrai. Ils ont violé les femmes bouddhistes. J’ai toujours soutenu Ma Ba Tha, c’est un mouvement qui permet de sauver notre nation.”
En mai dernier, la haute assemblée bouddhiste de Birmanie a officiellement dissous le mouvement. Mais, cinq jours plus tard, les responsables ont annoncé qu’ils changeaient le nom de leur organisation pour devenir la Fondation philanthropique Bouddha Dhamma. “Seul Ma Ba Tha peut défendre notre pays. Je ne comprends pas pourquoi ils ont fait ça. Cette interdiction est une honte”, estime Panna Diva.
Mais rien ne semble empêcher aujourd’hui la haine de se développer dans une Birmanie qui refuse toujours de reconnaître le nettoyage ethnique qu’elle inflige aux Rohingya. Malgré son interdiction de parler en public, Wirathu continue lui aussi ses sermons.
“Il est très dur de contester les moines en Birmanie”
“Il n’y a aucune volonté politique de les arrêter, en réalité. Il est très dur de contester les moines en Birmanie, pointe Chris Lewa, présidente de l’ONG Projet Arakan. Selon mes informations, Wirathu s’est rendu dans l’Arakan peu avant les violences du 25 août et on lui a déroulé le tapis rouge…”
Lors du dernier discours d’Aung San Suu Kyi à la nation, Wirathu était en direct sur Facebook depuis l’Arakan, alors même que la zone est inaccessible aux journalistes et aux ONG. La Dame de Rangoun est une autre de ses cibles favorites. Ce qui pourrait faire le jeu des militaires qui n’ont toujours pas digéré la défaite électorale de 2015.
“Il y a des intérêts communs entre les moines proches des positions de Ma Ba Tha et certains militaires. Les uns et les autres attisent un discours qui vise à déstabiliser le gouvernement d’Aung San Suu Kyi et à mettre de l’huile sur le feu”, note Alexandra de Mersan, anthropologue et enseignante-chercheuse à l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales). Signe de l’influence de Wirathu, quelques jours après son départ de l’Arakan, les moines manifestaient à Sittwe…
{"type":"Banniere-Basse"}