Le célèbre couturier tunisien vient de décéder à l’âge de 77 ans. Il y a quatre ans, le Palais Galliera lui dédiait une magistrale exposition de réouverture. Pour lui rendre hommage, nous republions son portrait. Celui d’un homme qui a su dompter le luxe et célébrer la femme.
Dans la grande cuisine d’un hôtel particulier du Marais, à Paris, une vingtaine de convives se régalent de tomates mozzarella assaisonnées de piments ramenés d’Egypte et d’Israël, de spaghettis aux pignons de pin et raisins secs et de grandes rasades de thé. Azzedine Alaïa quitte un instant la table. Vêtu de son inévitable costume Mao noir, il se dirige vers un angle de la pièce et montre un petit chien noir, couché dans un grand panier. “Celui-là s’appelle Waka. C’est Shakira qui me l’a donné à la fin d’un concert. Elle voulait me faire un cadeau : je pensais recevoir un livre, et là, elle me met un chien dans les bras. Je l’adore. Waka ! (il chante) Comme la chanson, oui, oui, c’est ça ! Waka, Waka ! (il part dans un grand éclat de rire). J’ai un autre chien, c’est Naomi Campbell qui me l’a offert.” Alaïa rejoint ses invités et se rassoit. L’ambiance est bon enfant, on se marre. Azzedine rabroue son cousin, qui fait le pitre devant quelques convives : “Mais il se tait jamais celui-là, ma parole ! C’est Radio Caire !”
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Généreux
Depuis trente ans, Alaïa tient table ouverte. Des déjeuners et des dîners qui se poursuivent souvent jusqu’au bout de la nuit et devenus légendaires. Politiques, top models, intellectuels, artistes, designers, actrices, mais aussi proches venus de Tunisie : tous ont partagé la table d’Azzedine avec sa famille et son équipe – cadres comme ouvrières de l’atelier attenant. Pas de hiérarchie, tout le monde est logé à la même enseigne. Bourreau de travail et forte tête, le couturier ne sort presque pas : le monde et la mode viennent à lui. On passe le voir et il vous dit : “Assieds-toi et mange. Alors on reste”, raconte l’ancienne top model Farida Khelfa, une des meilleures amies du créateur et sa muse.
Unique
Une rétrospective, la première en France, au Palais Galliera, qui rouvre le 28 septembre après quatre ans de travaux, célèbre et récompense ce parcours. “C’est un des derniers auteurs de la mode contemporaine, explique Olivier Saillard qui dirige le musée. Pour moi, c’était une évidence d’ouvrir le Palais Galliera avec lui. Son indépendance, son “chemin de solitude” comme le disait récemment Françoise Lacroix à son égard, doivent servir de modèle pour toutes les générations, actuelles et futures.” Soixante-dix robes sont exposées, de ses débuts rue de Bellechasse dans le VIIe, lorsqu’il habillait Garbo ou Arletty, à celles portées plus récemment par Naomi Campbell, Lady Gaga (grande fan) ou Michelle Obama. Actrices, chanteuses et bienheureuses viennent se faire habiller par Azzedine, pour une bonne et simple raison : dans une robe Alaïa, elles se sentent belles. “Ses vêtements resculptent le corps, ce sont des machines de guerre, explique Olivier Nicklaus, réalisateur de la série documentaire Fashion. Très techniques, ses créations sont aussi très confortables.”
Ancien élève des beaux-arts de Tunis section sculpture, Alaïa a un signe distinctif : il conçoit ses robes en trois dimensions, en circulant autour de la robe, l’imaginant dans tout son mouvement. Il tournoie autour d’un Stockman ou de mannequins cabines qui vivent chez lui en permanence, et sa méthode rappelle la précision et la profonde connaissance du corps féminin des grands couturiers historiques. S’inscrivant dans la lignée d’une Madeleine Vionnet ou d’un Cristóbal Balenciaga, il modernise ce travail à l’aide d’astucieux jeux de zips tournants. Résultat : ses robes épousent parfaitement les formes, les galbent et les mettent en valeur comme jamais – lors de ses premiers défilés, les mannequins refusaient d’être payées et préféraient repartir avec les robes.
Etranger
L’habileté du petit homme en noir ne date pas d’hier. Après une enfance et une adolescence passées à Tunis à se gaver de films dans les salles du Ciné-Soir (il voue un véritable culte à Arletty), Azzedine commence à réparer des robes et à faire quelques menus travaux de couture avec sa soeur. Il consolide son apprentissage de tailleur chez une couturière de Tunis qui faisait des copies de Dior pour les riches femmes locales, puis trouve une place chez le vrai Dior, à Paris. Nous sommes au début des années 60, la guerre d’Algérie touche à sa fin. Cinq jours après son arrivée, on lui signifie qu’il n’est pas le bienvenu : “Tu es un étranger, tu ne peux pas rester ici.” “J’ai vraiment appris le mot racisme en arrivant en France”, se souvient-il.
Dépité, Alaïa est alors recueilli par Simone Zehrfuss, la femme d’un célèbre architecte. Elle l’introduit auprès de Louise de Vilmorin, la compagne d’André Malraux, qui fréquente tout le gratin d’alors : Jean Prouvé, Orson Welles… Alaïa commence par faire les ourlets, puis des robes qui tapent dans l’oeil des mondaines de l’époque. Le bouche à oreille fonctionne. Rue de Bellechasse, dans le petit appartement encombré par les nombreuses machines à coudre, le va-et-vient s’accélère. Azzedine habille madame de Rothschild, ou même Garbo à qui il confectionne des costumes masculins. Après deux ans passés chez Guy Laroche, il décide, sur les conseils de Thierry Mugler qu’il assiste un moment, de créer sa propre maison. Il monte son premier défilé en 1982. Peu enclin à se plier aux calendriers de la mode et à ses contraintes, il les organise chez lui. Parmi les mannequins, on trouve les débutantes Stephanie Seymour ou Naomi Campbell, 14 ans à peine, ou encore Linda Evangelista et Christy Turlington. Le couturier les prend sous son aile et développe avec elle des liens très forts – aujourd’hui encore, Seymour l’appelle “Papa”. Chaleureux et ultradoué, Alaïa, qui refuse toujours d’apprendre l’anglais, devient très vite le chouchou des rédactrices mode et des mannequins : “Avec les mains et les sourires, on peut tout dire”, rigole-t-il.
“Je me souviens avoir défilé pour lui dans cet appartement. C’était très impressionnant. On était très proche des gens. Il y avait des parterres de grandes actrices, de femmes riches”, raconte Farida Khelfa, qui le rencontre en 1983 sur le tournage d’une pub réalisée par Jean-Paul Goude. Sur une photo restée célèbre, une Farida gigantesque fait face au tout petit Alaïa. “L’association Goude-Alaïa incarne vraiment la seconde moitié des années 80, les années Mitterrand, ce moment où la mixité éclot, où l’on croit très fort à l’intégration”, analyse Olivier Nicklaus.
Inspiré
En 1985-1986, son apogée coïncide avec le retour d’un certain glamour et l’arrivée de filles telles que Béatrice Dalle. Dans les très mercantiles années 80, dominées par les power suits des working girls (ces tailleurs aux épaules très marquées), il propose un nouveau rapport au corps, sublimé plutôt que théâtralisé. Contrairement à ses compères Montana ou Thierry Mugler, il ne s’intéresse pas aux lignes spectaculaires ni à des fantasmes préétablis, mais à son sujet magnifié : “J’aime profondément les femmes. Ma robe est belle si elle rend belle.”
Ce qui l’intéresse, c’est de comprendre l’attente de ses clientes.
“Quand je fais un vêtement, je pense à la femme qui l’achète, à ses raisons de l’acheter. En général, elle vient pour se remonter le moral, ou pour une occasion spéciale. Elle veut une robe dans laquelle elle se sente bien. Ce n’est pas rien : une robe qui te va bien peut même t’aider à trouver un mari !, plaisante-t-il. Dans mes robes, les femmes sont enveloppées, je dévoile le plus beau, j’habille élégamment le reste. Elles se sentent elles-mêmes. On leur court après. Mieux, on leur fait la cour.”
Bousculé
Les années 90 lui sourient moins. D’un côté, l’avènement du grunge et sa remise en question de la société de consommation ; de l’autre, le règne d’un luxe exacerbé. Tom Ford pour Gucci et Carine Roitfeld dans Vogue militent pour une orgie de démesure, baptisée “porno chic” : dans les campagnes de pub d’alors, des codes venus de l’industrie porno tentent de faire vendre sacs ou escarpins hors de prix. Enivré par ses excès, le luxe se démocratise : petites maroquineries, sacs et portefeuilles de piètre qualité – dont l’intérêt unique est d’être généreusement siglés – bombardent le marché. Précisément l’inverse de la démarche d’Alaïa.
La disparition de sa soeur, dont il était très proche, plonge Azzedine dans la dépression. Et sa maison connaît de grosses difficultés financières. En 2000, Alaïa cède une partie de son capital à Prada mais, prudent, garde le contrôle et la majorité. L’association ne dure pas. En 2007, Azzedine reprend ses billes et s’associe avec le groupe Richemont, toujours en gardant le contrôle.
Rassurant
Aujourd’hui, la crise économique mondiale a forcé le luxe à se recentrer. Les gros logos qui cannibalisaient il y a peu sacs et T-shirts sont devenus les signes des excès qui ont entraîné la société dans une spirale descendante. Suite au krach boursier, les métiers d’art et les artisans sont revenus sous les projecteurs. Le local, le made in France, le made in “très patiemment”, “en petites séries”, voilà la nouvelle rareté. Alaïa en devient le parrain incontestable. Loin du storytelling agressif des jeunes marques sans histoire ni connaissance de la couture, son enseigne est devenue un monument français, rassurante par sa stabilité, son indépendance et surtout son luxe si extrême qu’il est imperceptible. C’est aussi une success story comme la France en a peu connues : un jeune homme haut comme trois pommes quitte la Tunisie pour la France et rêve d’habiller des princesses. Mission accomplie.
Géraldine Sarratia & Alice Pfeiffer
Rétrospective à partir du 28 septembre au Palais Galliera, 10, avenue Pierre-Ier-de-Serbie, Paris XVIe, tél. 01 56 52 86 00
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