Dans les années 70, Philippe Garnier a marqué une génération de lecteurs par ses articles fleuves en direct de Californie. Prétextant de parler de rock, de cinéma ou de littérature, ce reporter singulier chantait en vérité les beautés cachées de l’Amérique de l’ombre. Dans son livre Les Coins coupés, il revient sans nostalgie sur cette période héroïque, avec la part romanesque de celui qui se regarde vingt ans après et ne se reconnaît plus.
A force d’avoir attendu ce livre-là, on ne l’attendait plus. Mais toujours fidèle à son éthique du démarquage, jamais à l’heure ou à l’endroit où on le guette, Philippe Garnier publie le roman de ses années rock vingt ans après, et c’est finalement très bien ainsi.
Je me souviendrai toujours de mon premier contact avec lui, alors que je débarquais à Los Angeles il y a une quinzaine d’années : je lui avais téléphoné, tout intimidé, en quête d’un hypothétique entretien. Interviewer le maître journaliste du Rock & Folk des grands millésimes (1973/1984), l’ami américain des papiers fleuves hors actualité, le fouineur au flair infaillible et inlassable qui nous avait fait découvrir Bob Marley, les Cramps, le Gun Club, REM ou Chris Isaak, le scribe qui avait su tenir toute une génération de lecteurs dans le ruban de sa machine à écrire, converser avec ce bonhomme-là me semblait une bonne idée de transmission pour notre journal embryonnaire, un baptême sous de bons auspices.
Grognon comme un ours mal réveillé, Garnier m’avait envoyé gentiment paître, m’expliquant que ça l’emmerdait de blablater dans les gazettes, que le rock lui donnait des aphtes, qu’il n’écoutait que de l’opéra (en effet, j’en entendais au fin fond de l’écouteur), qu’il aurait brûlé sa collection de paperbacks plutôt que de reparler des Cramps, qu’il aspirait au retrait, au silence et puis d’abord, comment j’avais eu son numéro de téléphone ? Bref, il m’avait bien rembarré, mais pour ce faire, m’avait quand même parlé trois quarts d’heure si j’avais eu l’idée saugrenue d’enregistrer notre conversation, j’aurais eu mon interview à son insu.
Dans Les Coins coupés, son autobiographie romancée, Garnier rapporte une anecdote du même tonneau : un de ses amis américains lui fait remarquer qu’il n’arrête pas de déblatérer sur le rock, mais qu’il a beau grommeler et renâcler, le fait est qu’il galope comme un lapin Duracell dès qu’on aborde le sujet. C’est tout le principe de ce bouquin : malgré ses dénégations récurrentes depuis vingt ans, malgré son éloignement (réel) et sa prise de distance (nécessaire) avec la chose rock, celle-ci l’a finalement toujours tenaillé comme un élément sanguin indissoluble, un gène inexpugnable.
Ecrire ce livre est sans doute pour Garnier le meilleur moyen d’en finir une bonne fois pour toutes avec ces satanées années rock. Et revenir sur toute cette aventure vingt ans après est la meilleure chose qui pouvait arriver au bouquin : le recul et la distance permettent à l’auteur (et au lecteur !) d’adopter une posture plus sereine, plus apaisée, une vision plus ample et panoramique. La distance, Garnier l’entérine en inventant le personnage de Stretch, son alter ego, exterminateur de cafards de son état (je vous laisse imaginer tous les liens possibles entre ce métier burroughsien et l’activité de rock-critique)…
Ainsi, le Garnier tout neuf et fougueux des années 70 n’était pas exactement le même que le Garnier 2000 qui remet en scène tous ces souvenirs. Et l’écart temporel entre « l’action » du livre et le temps où il est écrit implique une part de fiction et de romanesque inhérente à tout travail de mémoire. Les Coins coupés est bien un roman, une allégorie, même si la plupart des personnages et des anecdotes sont ici bien réels.
Quand on parle du livre « de ses années rock », c’est bien entendu une formule, un raccourci mensonger. Ne pas s’attendre à ce que Garnier remette le couvert en long, en large et en scope sur sa découverte des Real Kids ou sa première cuite avec Jeffrey Lee Pierce. Certes, il nous gratifie de quelques paragraphes sur ses tribulations dans la scène punk angeleno, certes il cite des extraits de ses articles hauts crus d’époque, mais toujours selon le point de vue de celui qui en est revenu. Il réemprunte surtout les traces les moins connues de son parcours : les années de bohème à Londres et Liverpool, son passage initiatique et hilarant dans une communauté hippie des Catskills en pleine fumée idéologique post-soixante-huitarde et, surtout, ses grandioses et dérisoires aventures dans le business du disque d’occase et de collection (« les coins coupés » vient du jargon de ce racket très spécial).
Garnier fait défiler au fil des pages son magasin du Havre et sa clientèle de jeunes lycéens (il leur vend de la soul, ils veulent acheter du rock allemand !), il raconte ses équipées improbables dans les grands dépôts américains de vinyles recyclés, les heures à fouiller des murs entiers de disques à s’en cloquer les mains et briser les reins, les négociations financières comiques avec les chefs de dépôts… On apprend un tas de choses sur les arrière-cuisines du disque, et bien sûr, racontée par un Garnier qui sait camper les personnages en quelques lignes et faire swinguer les dialogues comme personne, cette vision concrète et antimythologique du rock est aussi vivante et incarnée qu’un roman de Bezerrides.
Comme dans ses meilleurs articles, Garnier dépasse ici largement le cadre finalement étroit de son sujet apparent (le rock et le disque) et ne s’adresse pas exclusivement aux possesseurs de l’unique single des Nerves (sur Sponge records). Les Coins coupés distille le parfum d’une époque pré-Planète Inc., d’une ère pré-World.com où les territoires d’aventure, les zones culturelles non défrichées étaient plus vastes et plus nombreuses. Plus qu’un boucan jouissif pour nos hormones, le rock était une nouvelle frontière. Les Coins coupés parle donc bien sûr de l’Amérique, de New York à Los Angeles en passant par San Francisco et la Vallée de la Mort. L’Amérique comme géographie et comme topographie, mais surtout comme idée, comme territoire mental où l’on a la place et la liberté de se réinventer. Dans l’univers de Garnier, Los Angeles en particulier fonctionne comme une Babylone hantée de fantômes, une cité-reptile qui mue tous les dix ans, la grande poubelle de la culture populaire du xxe siècle (et Garnier est un éboueur émérite, le chineur numéro un de toutes les brocantes), une mégalopole étrange et plouc, concrète et abstraite, habitée tant par des voisins latinos que par les divers remugles du rock, du cinéma et de la littérature qui flottent à chaque coin de rue. Pas un hasard si le plus beau personnage du livre est une figure typiquement angeleno : un certain Terry Belcher, en lequel on reconnaîtra aisément Terry Melcher qui produisit Jan & Dean, joua son rôle auprès des Beach Boys seconde époque, fréquenta un temps la bande à Manson bref, tutoya un bout de la légende des roaring sixties californiennes. Stretch/Garnier a noué une relation épisodique avec cette personne élégante et vaguement énigmatique, sorte de néo-Gatsby évanescent de la Côte Ouest, dont le teint hâlé et le costume blanc planent sur les fêtes du rockbiz des années 70 et dans la tête de Stretch. Un jour, alors qu’une célèbre rock-star est assassinée au Château Marmont, Belcher disparaît mystérieusement, tel un personnage antonionien, dans un chapitre flottant entre réalité et pure fiction (d’où la transformation du M en B), vaguement calqué sur The Long Goodbye (Le Privé), film fétiche de Stretch.
Je parierais ma collection de disques que Garnier rêve quelque part d’être un Belcher. Mais quelque part justement, il n’en est pas loin. Disparaître, réapparaître (en France), se dissoudre dans le paysage et se réinventer (en Amérique), osciller entre présence et absence, feinter, esquiver, échapper aux rôles figés du jeu social, c’est bien ce que fait Garnier depuis trente ans, avec une certaine virtuosité. Les Coins coupés est autant la trace écrite de ce processus éminemment romanesque qu’une madeleine fondante pour tous les orphelins du rock et de l’Americana. Une madeleine quand même piégée : à la fin du livre, Stretch/Garnier aura exterminé beaucoup de blattes et de souvenirs, de mythes et de mites, jusqu’à une rock-star vermoulue dont il a pris au mot le fameux « hope I die before get old ». Eternel paradoxe Garnier : comme au moment de notre coup de fil, comme dans ses papiers depuis trente ans, il aura noirci plus de 200 pages jouissives pour nous dire que tout ça est bien fini.
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Pendant longtemps, tu ne voulais plus entendre parler de rock ni de tes années Rock & Folk. Pourquoi reviens-tu finalement sur cette période avec Les Coins coupés, maintenant, vingt ans après ?
J’ai écrit ce bouquin pour en finir complètement avec le rock et ces années-là, alors que j’en suis déjà à la phase suivante : c’est-à-dire que ça ne me gêne plus du tout de m’y remettre ni même d’écrire dessus à l’occasion. Mais pendant un long moment, j’ai éprouvé une espèce d’éc’urement lié à la prolifération ce qui est un peu le sujet du bouquin. Tous ces mecs qui faisaient des disques à 20 ans, et continuent à nous faire chier à 40 ans. Le syndrome Eric Clapton… Le livre est une allégorie, c’est l’extermination des termites et des rock-stars. J’ai trouvé un moyen de parler de ce phénomène des rockers vieillissants d’une manière un peu zazou et que j’espère assez vivante. Bon, je me fais l’avocat du diable, je sais bien qu’on ne peut pas demander à un type de 25 ans de tout arrêter et de disparaître de la circulation, ou d’avaler de la gazoline comme Bobby Fuller. Mais j’ai toujours pensé à ce truc de prolifération, d’où mon personnage d’exterminateur d’insectes, ou notre ami Bryan Greggory sur la couve parce qu’il a vraiment une dégaine de coléoptère. C’est marrant parce que cette photo est un objet trouvé, il n’y a pas de négatif.
Comme te le fait remarquer un personnage du livre, tu as beau renâcler sur le rock, tu en parles des heures. Comme si ça te tenait quand même au corps malgré tes périodes d’éc’urement.
On ne se refait pas. Faut dire aussi que chaque fois que je fais un bouquin sur autre chose, un journaliste sur deux me parle un peu du bouquin puis me prend la tête avec des « Alors, qu’est-ce que t’écoutes maintenant ? » On me pousse au crime. Puis ce livre a aussi des raisons historiques. J’avais vendu mon âme au diable il y a trois ou quatre ans en acceptant de l’argent pour republier des vieux articles et c’est en les relisant que je me suis aperçu que c’était pas possible. Le livre est donc devenu une tentative, bille en tête, honnête, sans faire le malin, de se demander qui était ce mec qui avait écrit ces trucs et pourquoi ces trucs ne sont plus recevables. J’aime l’idée que les gens ont un vague souvenir plaisant de ces articles parce que c’était peut-être quelque chose à l’époque, mais aujourd’hui, ils ne sont plus recevables.
Ce bouquin est un peu pervers : tu réactives le truc, tu réinocules le virus à plein de gens qui s’étaient calmés et qui vont repartir comme en 14.
(Rires)… Ce que je peux dire, c’est que le chapitre où le personnage de Belcher flingue Pete Townshend est le seul plaisir d’écriture que j’ai éprouvé dans la partie fiction du livre. Le reste a été une besogne horrible, j’ai pas du tout d’aptitude pour la fiction. C’est pour ça que ce livre n’est pas une fiction, c’est un simulacre de fiction, juste un dispositif. Mais la dernière page, quand il met la radio et pousse le bouton, ça a été un vrai plaisir à écrire. Ce livre, c’est un article de Rock & Folk en plus grand, c’est ce que j’appelle un « grab-bag » : il y a un sujet, des thèmes, mais aussi tout ce qui m’est arrivé pendant les deux mois où je l’ai écrit. Les gens que je rencontrais se retrouvent dedans, les endroits où je passais… Il y a toute cette vie qui s’engouffre dans le bouquin par la porte de la cuisine. Ce n’était pas prémédité, c’est seulement après que je me suis rendu compte de ce que je faisais, c’est-à-dire que j’écrivais comme dans mes articles de Rock & Folk. Il y a cette même dynamique de la digression et du détail. Mais pour enclencher cette dynamique, il me faut un peu d’élan et un peu d’espace : c’est pour ça que je ne peux rien faire à moins de six ou sept pages. Le bouquin est placé sous le totem de The Long Goodbye. C’est un long adieu au rock mais aussi une espèce de lamentation sur le Los Angeles que j’ai connu il y a seulement vingt ans. Ce qui est marrant, c’est qu’on dit dans The Long Goodbye : « On nous a retiré ça pour le remplacer par toutes ces horreurs », et moi, je me lamente de la disparition de ces « horreurs » qu’on a maintenant remplacées par d’autres horreurs encore pires (rires)… C’est le mode d’existence de Los Angeles, qui se débarrasse de ses vieilles peaux tous les vingt ans.
Cette transformation de l’architecture, cette uniformisation du néo-crépi, peut-on l’appliquer au rock, avec le CD qui a remplacé les pochettes cartonnées, l’industrialisation forcenée, etc. ?
Il n’y a plus d’innocence. Sauf qu’il y a quand même un truc bien, qui peut prolonger l’existence du rock. Avant, des tas de disques ne dépassaient pas les frontières. Tu sortais un single dans l’Ohio, ça ne sortait pas de l’Ohio et basta. Eventuellement, les Cramps dénichaient le single longtemps après (rires)… Maintenant, t’es dans ton garage ou dans ta chambrette et tu peux exister très vite et très bien. Prenons un groupe comme Low : au bout de leur troisième CD, ils pouvaient faire des tournées, et ils jouaient quand même devant 200 personnes. N’importe quel rockeux serait content d’avoir 200 personnes à chaque concert. Ces petits écosystèmes permettent l’existence de groupes qui vivent en rock, comme les Cramps ou Elysean Fields. Ce sont souvent des couples, ils vivent leur vie de rock, sans avoir besoin de tournées mondiales, de faire monter un buzz, de faire les interviews et tout le cirque habituel. Sans gagner des millions de dollars, ils font ce qu’ils veulent faire, c’est-à-dire de la musique à leur goût, avoir des fans, déconner… Ce qu’on faisait nous avec Rock & Folk, ils le font eux aussi avec leurs réseaux, Internet, etc.
Ce qui a changé, c’est que Low ne suscitera jamais de débats ou de passions aussi amples que les grands groupes des années 60.
Qu’est-ce que t’en sais ? ! Les mecs qu’écoutent Low, si ça se trouve, ils ont cette passion-là, comme les transis de Joy Division ou d’autres… C’est certain qu’ils ne sont plus les figures de proue de la pop révolution. On peut dire ça du rock, mais aussi de n’importe quoi d’autre. C’est la société qui a changé, pas uniquement la musique ou le rock.
Disons que le rock et ce qui allait autour étaient vécus plus sérieusement, plus intensément à l’époque, ça se limitait moins à un simple artefact commercial.
C’est sûr qu’on prenait vraiment les choses au sérieux. Moi aussi, j’ai jamais dit le contraire, sauf que quand même, et je le dis bien dans le bouquin, je me gardais toujours de trop d’enthousiasme, j’étais le mec qui manquait de passion. J’étais pas Man’uvre. Man’uvre était ouvert parfois au ridicule, mais aussi ouvert à tout. Il y allait plein pot, sans états d’âme. Alors que moi, j’ai fait très peu de choses de plain-pied, j’avais toujours le côté « Ah mais j’suis pas dupe ». Il n’y a que la période 1977/1981 où j’ai été vraiment heureux, parce que j’avais pas à dire « Ah mais c’est bientôt fini tout ça », c’était tellement évident que ça allait pas durer. Là, j’ai pris mon pied, point final. Ça pissait pas très haut, cette scène angeleno, c’était des trucs style Suburban Lawns… Mais c’était ma ville, ma scène, mon truc. J’allais pas jusqu’à faire le con dans le moshpit, mais j’étais content d’être là. J’y allais tous les soirs, j’écrivais dessus. C’est la seule période. Parce qu’avant, j’essaye de rattraper, et après, j’essaye de me dégager (rires)…
Il y a une tentation récurrente avec le rock, c’est les panthéons, l’exhaustivité, les listes, les classements. C’est pour ça que des émissions comme Top Bab me font chier. Même si c’est ludique, ça établit des hiérarchies, alors que selon moi, il n’y a pas de hiérarchie. Evidemment, il y a des choses qui restent et d’autres pas, mais, et je tiens à enfoncer ce clou-là, le rock n’existe pas en valeur absolue et générale : c’est inculqué et incrusté dans la vie de chacun. Une chanson, c’est une période de ta vie, une période où tu as fait une découverte, où tu as connu une nana, où tu as cassé avec une nana, etc. Et c’est indissoluble de ça, c’est un bout de barbaque, entièrement subjectif, mais il n’y a pas d’absolu. C’est pour ça que j’ai toujours détesté ces listes des meilleurs disques de ceci ou de cela. Par exemple, je peux pas écouter un disque des Beatles, et ça fait douze ans. Les Stones, certaines années il y a que ça qui tourne, d’autres années, je peux pas supporter. Y’a que Dylan et Aretha Franklin qui passent le cap des années pour moi. Et Ray Charles. Et Ann Peebles et Al Green. Ce sont ceux auxquels je me ressource même pendant les périodes d’éc’urement. Mais Lou Reed, Costello, je peux pas, je peux pas.
Par rapport à ton manque de passion, c’est vrai que même dans tes envolées les plus enthousiastes, il y a toujours à la fin la ligne ou le paragraphe qui relativise tout.
C’est systématique chez moi. Et d’ailleurs, c’est pas trop estimable parce que c’est une façon de me blinder. Ça, j’ai le protège-couilles à fond… La boxe, d’accord, mais avec la coquille (rires)… Et ça m’a toujours différencié des autres de l’époque, des types comme Alessandrini pour qui le rock c’était la Bible. A mon avis, il y avait les gens qui ont été à Amougies (sorte de sous-Woodstock français ndlr) et les autres. Moi, j’ai pas été à Amougies, j’ai pas pris le rock comme une espèce de truc qui descendait du ciel ou qui montait de la colère populaire (rires)… J’ai ni l’approche trotskiste du truc ni l’approche mystique. Moi, ça a toujours été l’approche usuelle, quotidienne. C’est pour ça que j’adore parler avec JJ Cale, parce que c’est un mec qui parle de musique avec un tournevis. Pas que j’aime ça particulièrement, mais c’est la seule approche où je me sens habilité à écrire. Parce que la musique, franchement, j’y connais rien. Tu me jouerais une fausse note, là, je dirais « C’est bien mon gars ! » Les guitares, ça m’a pris six ans rien que pour reconnaître les manches. Pour moi, le rock, c’est les petits détails. Parler d’Eric Clapton, « Slowhand, c’était le plus grand, bla bla bla », ça me gonfle, mais à un point… Si je peux pas dire que Dylan a été chercher son costard à dents de chien à Toronto, etc., je peux rien faire vivre. C’est comme mon chapitre sur Wolfman Jack, c’était pas prévu comme ça, mais comme il parle mieux que moi, je me suis dit que j’allais le laisser jaqueter. Ce livre, c’est une histoire de rondelles. J’ai voulu rester sur les objets, les rondelles… Comment on fabrique les disques, la petite aventure Sponge Records ; comment on collectionne les disques, mon magasin et mes tribulations dans les dépôts ; comment on les fait tourner, qui d’autre de mieux placé que Wolfman Jack ?
Qu’écoutais-tu à tes débuts, avant Rock & Folk ?
Je suis complètement paumé à cette époque. J’ai aucun goût, j’écoute les conneries ambiantes. Même dans mes virées à Londres, j’ai un goût à chier, je suis dans le folk et le blues revival de l’époque, Chicken Shack, je vais dans tous les endroits glauques… De temps en temps, par coup de bol, je tombe sur un truc bien. Puis il y a la rencontre avec Lionel Hermani (célèbre disquaire de Rouen dans les années 70, futur manager des Dogs), qui me façonne le goût.
Puisque tu n’étais pas fan éclairé, qu’est-ce qui te faisait traverser la Manche tous les week-ends ?
Le Havre ! T’as qu’une envie, c’est de te tirer.
Il n’y a pas un disque ou une chanson qui a tout déclenché ?
Les Lovin’ Spoonfull ont été importants parce que c’est la première musique américaine que j’ai écoutée. Alors que c’était pas le groupe emblématique. Au même moment, t’as quand même le Jefferson Airplane, les Doors, que je commence à entendre plus tard parce que je suis à Amsterdam. Après, avec des gens comme Aphesbero, président du fan-club de Buddy Holly, je m’aperçois qu’il y a des mecs abonnés à Disco revue (premier journal de rock sérieux, dans les années 60 ndlr), vachement plus avancés que nous. Moi, c’était Salut les copains et toutes ces conneries. J’ai jamais lu ni même vu un seul numéro de Disco revue. Je mentionne dans le livre le client docker de mon magasin, si je pouvais, je baiserais l’ourlet de son veston. C’est un mec qui a vécu de façon exemplaire toute cette période, qui a écouté tous les trucs bien. Ce type avait l’instinct, je sais pas comment il faisait. C’est pour ça que je parle toujours d’imposture à mon sujet. Pendant longtemps, j’avais l’impression d’être le mec qui était passé sous la porte au dernier moment, le mauvais élève qui bachote comme un dingue. En deux mois, je pouvais tout savoir sur la soul ou sur le garage-rock. Mais j’allais pas écrire que je prenais le train en marche.
Qu’est-ce qui t’a donné l’idée de monter Crazy Little Thing, ton magasin de disques au Havre ?
Atterré par ce que j’entendais à la radio lors de mon séjour en H. P. militaire pour me faire réformer, j’ai monté mon magasin par désir d’être derrière un comptoir, pouvoir jouer des disques, éduquer les gens, voir un peu ce qu’ils écoutaient. Ça a été une expérience atroce. J’avais beau écrire sur la soul, ça n’avait apparemment aucun effet sur mes clients.
Comment es-tu passé de Salut les copains à Rock & Folk, de lecteur à gratteur ?
J’ai d’abord été contaminé par les fondateurs de Jazz Hot, les gens comme Le Bris qui te faisaient des articles sur Sidney Bechett, style « le soleil noir », « black pride », etc., ça m’a quand même fait de l’effet. Si tu relis les premiers Rock & Folk, t’as deux tendances. D’un côté, la guitare à Dadi, avec les planplans tablatures, puis Kurt Mohr avec le rhythm’n’blues, qui aurait pu écrire dans Salut, et de l’autre les intellos jazzeux politisés, les Constantin, qui vont chercher Lénine n’importe où (rires)… Moi, je me méfie de ça, mais j’ai pas encore assez de personnalité pour leur dire « Vous déconnez. »
Tu as commencé à écrire avec l’envie d’en découdre ?
Ah ! toujours ! Ben, on se r’fait pas. Tu as dit un jour que j’étais né en râlant, je crois que c’est un peu vrai.
Bien que tu regardes ta période Rock & Folk de loin, n’était-ce quand même pas l’endroit où tu as été le plus libre et le plus heureux dans ton activité de journaliste ?
Ah ! non ! Enfin… Oui et non… Heureux, une fois que j’étais aux Etats-Unis. Parce qu’il y a eu deux phases. Première phase, je n’étais qu’un des mecs qui écrivaient dans Rock & Folk. Ils étaient assez chiens vis-à-vis du personnel, ils pratiquaient une espèce de politique du cloisonnement. Par exemple, je n’ai jamais rencontré un mec comme Ardisson ; Adrien, j’ai dû le croiser une fois au journal, Bayon jamais… J’ai l’impression qu’ils s’arrangeaient pour que les mecs ne se croisent jamais parce qu’ils ne voulaient pas trop qu’on parle entre nous et qu’on fronde. Mais ils ont beau avoir fait ça, ils étaient tellement durs qu’à un moment, les mecs se barraient. Jusqu’au moment où ils ont vu qu’ils déconnaient et qu’il leur restait de moins en moins de gens pour écrire. Là, ils ont pris une décision très brutale, ils ont dit « Garnier, on va lui permettre tout », tout ce qu’ils ne permettaient pas aux autres. « Et on va te payer mensuellement, que t’écrives ou que t’écrives pas »… Evidemment, ils me connaissaient, j’écrivais plutôt deux fois qu’une (rires)… C’était donc pas un si bon deal pour moi, m’enfin, ils m’assuraient le goûter. Mais ça, c’était la période américaine. En France, j’étais pas du tout heureux. Bon, je leur suis quand même reconnaissant ; Paringaux était un éditeur, au niveau du détail, que je n’ai jamais connu après. Tiens, s’il y a un sujet de bouquin, c’est Paringaux. T’as cette espèce de soleil… puis on lui dit tellement que c’est un soleil qu’à un moment, il finit par trop le croire, il s’encroûte, puis il passe sa vie à relire les papelards des autres. Puis un jour, Paringaux a voulu se remettre à écrire, mais les autres en avaient fait un tel mythe qu’ils n’avaient qu’une trouille, c’est qu’il se remette à écrire et que ce soit décevant. « Mais non, Philou, c’est pas la peine, t’as rien à prouver » (rires)… Mais lui, il voulait y aller. Je me suis souvent interrogé sur Paringaux, c’est vraiment un personnage énigmatique.
Tu es entré à Rock & Folk avec un papier très remonté contre lui…
Paringaux vient de la tradition littéraire française. Moi, pas du tout. Ma tradition passe par les Américains, toutes mes mauvaises habitudes viennent d’eux. La littérature française, je n’y connais strictement rien, alors que Paringaux rattachait le rock à la révolution, de façon plutôt esthétique qu’idéologique, et à la tradition littéraire classique. La preuve, à un moment, il s’arrête d’écrire sur la musique et il fait sa rubrique Bricoles, c’est-à-dire de la littérature. On s’est opposé, mais en même temps, il m’a rendu possible.
Revenons à ta période américaine, ta période heureuse. C’est là que tu fais feu de tout bois et que tu marques à jamais tes lecteurs.
J’avais le fixe et la carte blanche. Et c’était évidemment la carte blanche dont j’avais le plus besoin. Et ça a tout changé. C’est là où je prends goût à d’autres choses, où je vois que c’est possible de continuer à écrire… Parce qu’à un moment donné, j’ai envisagé le fait d’avoir à chercher du travail ! Avant, piger pour Rock & Folk n’était jamais envisagé comme un gagne-pain. Là, avec la carte blanche, je pouvais faire un truc sur Eastwood, ou sur Chandler, ou sur les hamburgers, et j’entrevoyais le fait de pouvoir en vivre. Après, je commence Libé, en 1982, et pendant un moment, je mène les deux trucs de front. Libé, à l’époque, c’est très polyvalent pour moi, ça me permettait d’expérimenter un tas de trucs.
Tu étais plus coupé à Libé ?
Non, du moins pas les premières années, grâce à Bayon. Ce qu’ils m’autorisaient était aberrant pour un quotidien, mais moi, d’où j’étais, je trouvais ça totalement normal ! J’ai bossé quatre ans pour eux avant de mettre les pieds au journal, et je m’imaginais que mes papiers étaient totalement welcome alors que Bayon vivait un enfer quotidien à essayer de les faire rentrer au chausse-pied. Les autres pensaient « Il nous fait chier avec ses histoires interminables ». Je demandais trois doubles pages consécutives sur un séminaire sur le Vietnam, je les avais, ou toute la place pour un festival de western à Santa Fé avec la présence de Peckinpah, Harry Dean Stanton, McGuane, Warren Oates… C’était incroyable quand t’y repenses, t’avais tout ce monde-là à portée de main, alors que maintenant, il faudrait passer dix coups de fil à l’attaché de presse… J’avais deux fois trois pages. Deux fois trois pages dans Libé, sur un festival dont personne n’avait entendu parler. C’était aberrant, mais d’un autre côté, c’est aussi pour ça qu’on se souvenait de ces papiers-là.
Cette liberté n’existe plus dans la presse actuelle ?
Aujourd’hui, j’en suis réduit à remplir des cases. Mais il y avait aussi le revers de la médaille dans cette liberté. Il y avait le côté « Je prends mes aises », au niveau longueur, au niveau mise en scène de moi-même, c’était assez insupportable, fatigant. Ça passait peut-être bien à l’époque, mais aujourd’hui… Maintenant, je suis devenu le personnage terne, qui fait des bouquins tous les cinq ans comme on a des morpions (rires)… Tu donnerais les textes de Rock & Folk à des gamins de 18 ans, ils jetteraient ça tout de suite.
Tu étais aussi très prescripteur. Tu faisais un papier sur le Gun Club, on allait illico casser sa tirelire.
C’était mon côté disquaire défroqué. Achetez ça, allez voler votre grande s’ur s’il le faut. Oui, il y avait le côté prosélyte. Après, j’ai fait la même chose pour les bouquins, mes relations aux éditeurs (publiez ça !) relevaient de la même démarche.
Ce que tu appelles ton côté insupportable, fatigant, c’est quand même ce qui faisait la singularité de tes articles, ce qui tranchait justement sur le côté professionnel et formaté du reste.
Oui, mais je suis capable d’écrire aujourd’hui des articles aussi vivants, aussi hors norme, et je crois que je peux les faire mieux qu’avant. Sauf que maintenant, j’en fais un par an, quand l’occasion se présente, comme celui sur Eggleston (publié dans Les Inrocks n° 204 du 23 juin 1999).
A quel moment as-tu senti le basculement du rock et de ton rapport au rock, de l’idéalisme vers la prolifération éc’urante ?
En 82, avec l’avènement de groupes comme Cure ou REM. Des groupes qui dans un monde normal auraient été des petits groupes faisant leur truc vachement bien dans leur coin. Qu’ils deviennent des phénomènes planétaires, je trouvais ça indigeste. Je me suis dit « Ça y est, on est reparti dans le cycle Pink Floyd. » Mais j’ai jamais dit que c’était la fin du rock, j’ai dit que c’était la fin du rock pour moi.
Tu es descendu du train, mais dès que le soul train repart, tu remontes dedans.
Oui. Maintenant, je suis de nouveau complètement dedans, je me déplace pour voir Ryan Adams sur Sunset faisant un bœuf avec Chris Stills… Bon, je dis pas que je vais aller dans les stades, attention, mais je vais de nouveau voir de la musique. Pendant quinze ans, j’ai fermé les écoutilles, mais ça me gêne pas du tout d’avoir loupé des vagues, de ne pas savoir qui est Daft Machin, rien à foutre, parce que je sais très bien que ça va revenir un jour ou l’autre sous une autre forme. Rater une vague, c’est pas très grave.
On attendait un livre comme Les Coins coupés en 1983 ou 1984, peut-être comme un bilan de ta période heureuse avec le rock. Finalement, t’as bien fait d’attendre quinze ou seize ans pour l’écrire, non ?
Ça m’a sauvé la vie pour le faire. Ça m’a permis de le faire sous cette forme-là. Sinon, j’aurais sans doute été paralysé par l’ampleur du truc, enfin, l’ampleur à mon échelle. Là, c’est détaché, et en même temps, j’ai des choses à dire sur ce que je ressens maintenant. Je crois que c’est plus intéressant, surtout que je l’ai pas fait sous forme d’essai, mais de façon plus ludique. Mais ne me parlez surtout pas d’autofiction !
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Les Coins coupés, sous le rock : une allégorie, par Philippe Garnier (Grasset), 239 pages, 119 f.