Il y a des voix musclées comme des corps ; d’autres qui sont surtout des sexes (ou l’ambiguïté d’un sexe). D’autres encore ouvrent le rideau d’un théâtre où se dénouent des drames, s’épuisent des passions. Celle d’Amos Lee serait plutôt un lieu, voire un ailleurs, quelque part “over the rainbow”. Elle possède une pureté de […]
Il y a des voix musclées comme des corps ; d’autres qui sont surtout des sexes (ou l’ambiguïté d’un sexe). D’autres encore ouvrent le rideau d’un théâtre où se dénouent des drames, s’épuisent des passions. Celle d’Amos Lee serait plutôt un lieu, voire un ailleurs, quelque part « over the rainbow ». Elle possède une pureté de pierre précieuse qui laisse deviner le polissage de longs après-midi passés dans une garçonnière, entre rêveries et mélodies montant en grâce. Elle évoque l’évasion à tire d’aile, le refuge dans les cimes.
Sa formation vocale tient finalement à peu de choses : « J’ai appris à chanter en écoutant les disques de Stevie Wonder et de Donny Hataway ». En prenant ces références au pied de la lettre, on s’aperçoit qu’elle réunissent un aveugle de génie et un grand romantique soul qui s’est suicidé par amour. Deux âmes blessées ayant trouvé refuge là où elles le pouvaient, l’une en plongeant en elle-même et l’autre par la fenêtre. Voilà pour le chant. Amos nous dit en outre avoir été fortement inspiré par John Prine, chanteur folk resté obscur : « Lui m a carrément donné la clef pour ouvrir cette chambre secrète qu’est la composition. »
Il ne nous en faut pas plus pour coller sur ce front encore épargné par les rides une étiquette de « soul folkie », qui lui revient d’ailleurs de droit comme le pedigree d’ Abyssin’ ou de Persan’ à un chat. Le soul folkie est une espèce si rare que l’on ne peut d’ailleurs résister à l’envie de le caresser lorsqu’on a la chance d’en croiser un. Le dernier à être passé sous nos fenêtres s’appelait Ted Hawkins. Il était déjà vieux et il est mort très vite après avoir miaulé ? rugi plus exactement ? un bon coup sur un album intitulé The Next Hundred Years, qui n’est pas prêt d’être usé, même dans cent ans.
Une chanson du disque d’Amos, Arms of a Woman, en évoque une de Hawkins, Strange Conversation, qui elle-même devait beaucoup aux ballades boueuses et splendides d’Otis Redding. Amos n’invente strictement rien. On est même sûr qu’il n’y a jamais songé. Il a tout de l’artiste à l’amorce de son sillon, jetant le peu de graine qu’il a dans les poches, priant qu’elle finisse par pousser. Sa vie n’est traversée d’aucune tragédie, hormis le divorce de ses parents, qui l’aura obligé à quitter Philadelphie, où il est né il y a vingt-sept ans, pour s’installer à Cherry Hill, New Jersey, où il s’est beaucoup emmerdé.
Il fera bien une tentative pour se fondre dans un mouvement culturel, le hip-hop, histoire de trouver le réconfort de quelques repères sûrs. J’avais une dizaine d’années et des goûts conformes à ceux de ma génération. Sauf que, quand la plupart de mes camarades ne juraient que par 2 Live Crew, moi j’étais plutôt dans la mouvance militante, KRS-One et Boogie Down Production.?
Même si l’idée ne coïncide guère avec le meilleur profil qu’il offre aujourd’hui, Amos n’exclut pas l’éventualité d’enregistrer prochainement un album de rap. ?ça m arrive de faire du rap. Ce que j’aime dans cette musique, c’est que la dimension mélodique d’un morceau n’est pas son principal atout.? Etrange venant de la bouche d’un auteur-compositeur-interprète qui se distingue d’abord par sa manière bien à lui de toucher l’endroit le plus sensible de nos oreilles. Ce à quoi il ne saurait prétendre, c’est aux balafres d’une biographie à la Snoop Dogg. La sienne sentirait plutôt l’amidon que la poudre : des études de littérature à Columbia, un poste d’enseignant dans une école primaire d’un quartier difficile de Philadelphie. Il y a un an, il bossait encore au Tin Angel, un café de Philadelphie où il portait chaque soir un tablier de barman. Parfois, les jours de congé, on le laissait s’emparer sans bruit de la petite scène installée au fond de la salle, sa guitare sur le ventre pour accompagner ses bonnes petites chansons qui ont le même éclat que l’émail de ses dents. C’est de là que le bouche à oreille est parti pour atteindre celles de Blue Note, label sanctuaire du jazz moderne venu à la pop par Norah Jones.
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C’est le bassiste et compositeur de miss Jones, Lee Alexander, qui s’est porté volontaire pour produire ce premier album. Onze chansons qui viennent comme une ondée. Norah pianote quelques notes sur Colors, en fredonne d’autres sur Keep It Loose, Keep It Tight. Soul Suckers est doré à l’or fin par l’un des meilleurs arrangeurs pour cordes de la grande époque Philadelphia Sound : Larry Gold. Black River sent l’herbe humide et les planches goudronnées d’un cabanon au bord de l’eau.
En fait, ce disque échappe à tout environnement bien défini, ni franchement rural, ni tout à fait urbain. C’est là sa singularité. Celle d’un type modeste avec une voix tombée du ciel et des chansons qui ont toutes de faux airs de classique. Ce premier album est d’abord, comme le titre All My Friends ne l’indique pas, la confession d’un solitaire sur son propre isolement. Lui dit ne s’être jamais vraiment défait du sentiment de ne venir d’aucun territoire, de n’appartenir à aucun groupe social’.
Voilà donc un soul folkie que l’on chercherait bien à caser entre Ben Harper et Devendra Banhart, mais alors en se mordant la langue. Amos Lee habite bien quelque part, mais mieux vaut aller over the rainbow pour le trouver.
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