Grave et mature, mais aussi puéril et jovial : difficile de consigner Oxmo Puccino dans les prés carrés habituels du hip-hop d’ici. Une versatilité et un panache à l’ uvre sur L’amour est mort, ambitieuse symphonie du quotidien, qui confirme toute la complexité, la richesse et l’inventivité du Parisien.
Oxmo Puccino est un sacré garnement. Grand et gros personnage à la figure lisse et illuminée, les yeux en amande sombre, il déborde de partout : de vitalité et d’énergie. Rigolant à tout va, il enchaîne inlassablement blagues potaches et bons mots malins. Ses chansons, elles, sont des histoires assassines et salaces, qu’il rappe à distance, caché derrière sa voix de gorille sensible, droit sortie d’une planche de Tintin, quelque part du côté de L’Ile noire. Comme si le bonhomme jouait encore à se dissimuler derrière les masques et les loups qui ornaient la pochette de son premier album, Opéra Puccino, sorti il y a deux ans. Des masques et des ornements qui déroutent et trompent l’œil, jouent à cache-cache avec les sens et le sens, à la manière d’un tour de magicien mais toujours plus proche de Mandrake que de Garcimore.
Quand on le rencontre, Oxmo est en bande, avec quelques-uns de ses « cousins » qui passent par là, entrent et sortent, roulant adroitement quelques spliffs vite fumés, transformant la petite pièce du sous-sol en cave enfumée. Oxmo, lui, parle en tirant sur sa fausse clope, l’air détaché du lascar qui ne réalise pas vraiment ce qui lui arrive, obnubilé par la musique, à peine intéressé par le succès. Mais tout de même obsédé jusqu’à l’os par la nécessité de continuer à embellir son quotidien, à ouvrir d’autres fenêtres de lumière sur une vie qu’il dit sauvée par le hip-hop.
Travestir la réalité, ou plutôt l’habiller autrement, la parer d’atours inédits : Oxmo Puccino s’ingénie à transcender la banalité programmée de son existence, usant de la musique pour fuir les sentiers battus de son enfance chahutée entre le Mali, où il est né, et les tours de béton rongé du xixe arrondissement de Paris, où il a grandi. « Chez moi, on écoutait pas mal de musique à la radio et aussi du funk, de la musique africaine. Mon père bossait dans les serrures, on a eu une enfance normale avec mes quatre frères : devant le foot, la télé, les jouets. On jouait entre mecs de la cité, dans le xixe. C’était une sorte de vie communautaire, entre jeunes. C’était une vie remplie d’événements, chaque jour : l’école et la cité, ça fait une vie très dense. Avant de faire de la musique, j’essayais d’aller à l’école, je cherchais ma voie, j’ai essayé d’avoir quelques diplômes, je ne savais pas ce que je voulais faire. J’ai eu mon bac G, ensuite je suis allé à la fac, mais ça ne m’a pas plu. J’ai travaillé un peu, puis je me suis lancé dans la musique. A 12 ans, je me souviens que dans ma classe, personne n’allait acheter des disques de rap. Mes potes, eux, ils en achetaient déjà, des vinyles, des maxis, des imports… Je les ai imités, je me suis mis à acheter des disques et à regarder MTV rap. »
Echappé d’un destin un peu bancal grâce au hip-hop, Oxmo Puccino a ainsi suivi le chemin désormais classique des apprentis sorciers de la tchatche et du flow : sous la haute influence conjuguée de MTV et de Radio Nova, écumant les mixtapes, squattant les antennes des radios spécialisées, dans la suite d’IAM ou NTM, ces étoiles du berger du hip-hop français.
Pourtant, c’est plutôt à Solaar que l’on songe en écoutant défiler les paroles de Puccino. Même fascination pour le mot malin et la rime riche (parfois un peu grasse), même volonté et enthousiasme, surtout, de raconter des histoires, de faire défiler des vies et des fables, des contes urbains modernes, de bars en rade, de bandes en gangs, d’histoires d’amour en histoires de cul. Même usage aussi, dans les moments les moins inspirés, de l’Almanach Vermot et des recettes pouëtiques à la Gainsbarre.
Deux ans après ses premières exactions, loin de céder aux sirènes de la facilité, Oxmo Puccino ose aujourd’hui un disque sombre, ombrageux et triste, reflet d’une vie jamais idéalisée, jamais trompée par les illusions : « Ce n’est pas une vie de rêve, mais c’est une vie très riche, en tout cas… J’accepte ma vie comme elle est, je ne me fais pas d’illusion… Vivre de la musique, c’est une chance. La musique est faite pour divertir, pour faire plaisir, provoquer des sensations. »
Là où le premier album avait été enregistré dans l’urgence, L’amour est mort a nécessité une maturation plus patiente, plus exigeante aussi. Le style du rappeur s’y fait plus précis, cédant moins à la facilité et à la fascination des rimes ampoulées. La musique, elle, s’est enrichie d’instruments, mêlant aux bou-cles rythmiques des notes organiques et des harmonies inédites, des violons, du souffle et des cordes. Mais aussi des bruits de rue, de conversations attrapées au vol, de potes accoudés au zinc d’un bar ou jouant aux cartes.
Le hip-hop d’Oxmo devient ainsi une symphonie concrète, composée de cliquetis de verre, de vieux sillons de vinyles poussiéreux, de voix puisées sur des vieux cylindres de variété, trébuchant sur des rythmes assurés, paradant au son de flûtes funky. Les mots n’en prennent que plus d’ampleur et d’emphase, naissant entre les beats et les rythmes, survolant les mélopées de violons et les crissements de pneus, racontant des histoires simples, des histoires d’amour héritées des souvenirs de livres lus en classe : Victor Hugo, Alexandre Dumas, mais aussi Chester Himes et Iceberg Slim.
L’amour est mort s’écoute aussi comme on regarde un travelling avancer et se détourner, s’arrêter puis repartir. Dans le flow d’Oxmo Puccino, les personnages défilent, vivent et meurent, comme dans des séries B ou des films bis, jamais essentiels mais toujours géniaux d’inventivité, de système D et de bricolage étincelant : pour s’en convaincre, il suffit d’écouter le bal limpide et hypnotique du Tango des belles dames, histoire sanglante d’amours foireuses. Du hip-hop de cinéma, donc, qui prend ses racines autant chez KRS-One que chez Massive Attack : Jacques Doillon ne s’y est pas trompé, qui reprenait des morceaux d’Opéra Puccino en illustration de Petits frères, son film sur les enfants des cités.
Sur la pochette de L’amour est mort, le visage d’Oxmo Puccino est sérieux, pénétré, grave : le temps d’un cliché, le rappeur, en fronçant les sourcils, s’est vieilli de quelques années, comme s’il refusait ses 25 ans. Demain, ses chansons tourneront en boucle sur Skyrock et consorts, occupant la bande FM en territoire conquis. Lui, pourtant, continue d’habiter là où il a grandi, dans l’Est de Paris, avec « les mêmes copains, les mêmes envies ». A l’entendre, on se dit que ce grand bonhomme-là n’a jamais vraiment quitté ses premières aires de jeu, qu’il continue à tchatcher pour mieux s’inventer un boulot à sa mesure, coinçant dans la même rime « conseil de classes » et « capote éclatée », rêvant de mener la danse au Tango des belles dames : les premières vraies angoisses, les seules qui comptent vraiment.
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L’amour est mort (Time Bomb/Delabel).