Opéra Eclaté s’empare de Carmen et rend à ce classique ringardisé toute sa lascivité et son émotion festive.
D’où vient Carmen ? Voilà ce que semblent se demander les spectateurs du cinéma Le Paris à Oujda, au nord-est du Maroc. L’établissement est pratiquement le seul centre d’attraction de la puritaine « cité de la peur » qui a longtemps servi de point de passage vers l’Algérie. Quittant Fès, entamant un vaste détour vers Tanger, la caravane de la compagnie française Opéra Eclaté s’y arrête l’espace d’un soir. On se croirait dans un remake de Priscilla. Les opéras sont rares au Maroc, alors les plus sceptiques écarquillent les yeux et font la fête avec la troupe. D’où vient Carmen ? En Europe, 125 ans de productions lénifiantes de l’ uvre de Bizet, devenue au fil des ans le summum de l’opéra bourgeois après avoir défrayé les chroniques de mœurs, ont gentiment masqué la problématique. Se poser la question, c’est sonder aussi bien un personnage énigmatique et insaisissable que l’essence de l’ uvre, tiraillée entre la nouvelle méconnue de Mérimée et l’opéra à grand spectacle.
En pionnier, Peter Brook s’était risqué à une expérience probante. Plus récemment, l’imaginatif Théâtre-Opéra Hélikon de Moscou avait enfoui Carmen dans les immondices morales, en digne pendant de L’Opéra de quat’sous. Voilà maintenant la mouture d’Opéra Eclaté, la compagnie d’Olivier Desbordes qui fait depuis quinze ans de la formation des jeunes et de la conquête de nouveaux publics le centre de sa politique. Dans cette redistribution lyrique, la dimension festive est loin d’être négligée ; l’œil que jette Desbordes sur le répertoire a en mémoire le début des années 80 où il animait les soirées du Palace avec Tina Turner et Grace Jones. En adaptant une Carmen menacée d’affaissement, Desbordes veut montrer que c’est bien l’ uvre la plus riche, la plus passionnante en même temps que la plus irritante. Empoignant ce matériau glissant, il interroge autant Bizet que Mérimée et régurgite une version allégée et praticable, réunissant deux musiciens et une dizaine de comédiens. L’espace géographique qu’il déroule comme un tapis outrepassant les limites du décor étend l’identité andalouse de Carmen au-delà de Gibraltar, de la chaîne du Rif aux contreforts de l’Atlas.
Dans ce drame intime et étouffant, l’oie blanche Micaela, absente chez Mérimée, est repartie chez sa mère. Et on ne prête pas plus attention à ce toréador d’opérette qu’est Escamillo. Les dialogues insérés retrouvent ici leur force primitive. Cette Carmen a d’abord ceci de consistant qu’elle renvoie dos à dos les conventions lyriques et l’improvisation inhérente au rôle-titre. Les mélodies ensorcelantes que la bohémienne envoie à la face de Don José ou de Zuniga les transforment en pantins tétanisés, tels les spectateurs de 1875 consternés devant cette « musique cochinchinoise ». Ses tournures lascives les font s’évader de leur triste quotidien, ce que semblent aujourd’hui réclamer les militaires dés’uvrés déambulant près de la casbah de Marrakech. Pris dans cette intrication franco-arabo-andalouse, l’inédit ménage à trois (Carmen/le mari/Don José) alimente sans faiblir une libido qui ne demande qu’à se libérer lors de chaque représentation.