Succès phénoménal au box-office, le biopic des pionniers du gangsta-rap, N.W.A, ne déroge pas à la règle et s’accorde quelques petits arrangements avec la vérité.
Réalisé par F. Gary Gray, Straight Outta Compton, sorti le 14 août aux Etats-Unis, caracole en tête du box-office américain et fait pleuvoir les biftons. Le film, qui revient sur l’histoire du groupe de gangsta-rap californien N.W.A, a engrangé en moins de trois semaines plus de 130 millions de dollars pour un budget de production d’à peine 50 millions.
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Propulsé depuis un an par une campagne de teasing amplifiée – une semaine avant sa sortie – par la parution du troisième album de Dr. Dre, figure tutélaire du rap américain et ex-membre du groupe, Straight Outta Compton s’annonce comme le biopic musical le plus rentable de l’histoire d’Hollywood.
Un succès qui tranche avec la réputation du groupe, conspué en son temps par tout ce que l’Amérique blanche compte de bigots et de conservateurs pisse-vinaigre, cloué au pilori par le FBI en raison de la violence de ses textes (le subtil Fuck tha Police).
Mais le temps a fait son œuvre, la distance opère et, trente ans après ce déferlement de colère surgi de Compton (Los Angeles), le rap est un genre respectable qui inonde les boomers de l’Amérique, du ghetto le plus reculé jusqu’à l’iPhone du Président. Fatalement, l’histoire de N.W.A, qui charrie violences et règlements de comptes, gamins en ruines devenus millionnaires, menaces du FBI, disques de rap payables en millions de dollars, misère et rédemption, ne pouvait que faire mouche.
Des nègres avec une attitude
Compton, 1985. Alors que le rap new-yorkais, né au début des années 1980, parle de fraternité et d’union en appelant les frères à s’élever par la connaissance (KRS-One, Public Enemy…), les ghettos de Los Angeles s’embrasent purement et simplement. Au micro, le groupe N.W.A, une des premières voix à monter depuis le quartier de Compton, propose comme alternative de tout casser et de tout brûler – et de s’enfuir avec les bénéfices, bien entendu. Nique sa mère la fraternité.
Fondé par Eazy-E, Ice Cube, MC Ren, Dr. Dre et DJ Yella, la portée de N.W.A est contenue dans son acronyme : Niggaz With Attitude. Des “Nègres, avec une Attitude”, c’est-à-dire avec tout ce que l’Amérique blanche refuse alors au terme péjoratif “Nigga” : la pose, l’arrogance et la fierté.
Naissance du gangsta rap
En 1988, secondés par leur manager Jerry Heller, juif, blanc et ponte de l’industrie du disque des années 70, N.W.A ouvre une brèche dans la culture américaine avec l’album Straight Outta Compton, qui donne son nom au film. Le mouvement musical le plus marquant de l’époque va s’y engouffrer : le gangsta rap.
En cette fin des années 1980, c’est comme si le hip-hop devait muter. A L. A., on doit la première détonation au classique Rhymes Pays, de Ice-T, un gangster de Crenshaw passé par l’armée et la prison avant de se reconvertir dans le braquage de bijouteries. Un peu plus au nord, Too $hort largue ses ogives pré-gangsta en 1987, certifiant or son album Born to Mack.
Mais la Côte Ouest n’est pas seule dans cette histoire : Ice-T et Too $hort ont les oreilles bloquées sur le terrorisme lyrical de Schoolly D, un rappeur de Philadelphie, sur la Côte Est, dont le Gangster Boogie définissait dès 1984 ce hip-hop mutant. Il n’y a plus de rappeur, plus de musique, juste un beat électronique hardcore et, sur l’instrumental, un gang qui menace de scalper la terre entière.
A l’instar de ces détonations éparses, N.W.A représente tout ce que le hip-hop des débuts a cru pouvoir transformer en énergie “positive” : la violence des opprimés, les rues en feu. Straight Outta Compton percute le rap dans son éthique et arrache les banderoles du mouvement “Stop the Violence”.
Il représente les flingues et rompt avec l’électricité positive des New-Yorkais, un alibi qui permettait à une poignée d’intellectuels de trouver le rap sympa et positif. N.W.A n’est ni sympa ni positif : il se fout de la bonne conscience de l’Amérique blanche et menace de violer sa fille.
Défricher le monde à coups de Beretta
Dans les rues de Compton, le désespoir a laissé des séquelles irréversibles et foutu en l’air plusieurs générations. Alors avec N.W.A ou Ice-T, tout est à nouveau permis. On peut rêver, défricher le monde à coups de Beretta, vendre du crack, faire tapiner des jouvencelles et se construire un palais, exactement comme J. R. dans Dallas, tout en tirant à boulets rouges sur la flicaille et son harcèlement permanent.
Le gangsta rap devient l’anarchiste sans cause, l’Unique, l’individualiste forcené qui réorganise le monde à la force de son flingue. Sans doute se trompe-t-il d’ennemi mais peu importe, sa réalité à lui est bien réelle. Surréelle, souvent. Et sa réussite discographique légitime de fait ce pragmatisme.
Alors que les ghettos de Los Angeles sont à la veille d’une de leurs émeutes les plus violentes – suite à l’affaire Rodney King –, que veut-il d’autre, de toute façon ? Etre l’ami des Blancs ? Jamais. Soudain, violent et incohérent, le déchaînement de colère surgi de Compton ne devait jamais s’arrêter, briser le hip-hop et son éthique pour booster le rap et son industrie.
https://www.youtube.com/watch?v=2PvLAr3xJTQ
Jamais la Côte Ouest n’a fait autant de bruit ni tant d’argent, entraînant derrière elle règlements de comptes sanglants et passations de pouvoir douteuses. Aussi pragmatique qu’un dealer de Los Angeles, la finance discographique adopte ce rap, fût-il misogyne ou raciste.
Une fratrie par défaut
C’est sur ce terrain misérable, parfaitement rendu à l’écran, que s’enracine Straight Outta Compton qui, à défaut d’être un véritable biopic du groupe, (re)dessine plutôt une fresque vivace des pères fondateurs du rap californien : Ice Cube, enfant de bonne famille qui vit encore chez ses parents mais renferme une haine de l’Amérique blanche et de la “juiverie internationale”, Dr. Dre, ghetto boy sans histoire et musicien passionné, et Eazy-E, un dealer de dope qui n’a que peu d’intérêt pour le rap. Puis MC Ren, celui qui sait écrire, et DJ Yella, qui mixe avec Dre dans les clubs locaux.
Autour de cette fratrie par défaut erre un second cercle dont l’influence est décisive : The D.O.C., qui a gratté quelques-uns des meilleurs textes du groupe, Jerry Heller, ami intime d’Eazy-E devenu manager et nœud d’une embrouille qui mettra fin à la carrière du groupe, et Suge Knight, bandit de grand chemin, qui fondera le label Death Row, ravissant Dr. Dre à Ruthless Records, le label d’Eazy-E qui abrite alors N.W.A sous la gestion – hasardeuse – de Heller.
Le tableau est impeccable mais une poignée de détails et de raccourcis gênent sa lisibilité, faisant de Straight Outta Compton un biopic romantique plutôt qu’un roman documenté. Sans doute, la présence de Dr. Dre et Ice Cube parmi les producteurs exécutifs pèse-t-elle sur ce biais.
Jerry Heller, qui n’a étonnamment pas été consulté durant l’écriture du film en dépit de son caractère central à l’écran, détaille en effet dans sa biographie (Ruthless: A Memoir, 2006) la manière dont l’imposant Suge Knight force Eazy-E, membre du groupe et patron du label qui l’abrite, à signer le transfert de Dr. Dre chez Death Row, avec l’accord d’un Dre qui vient de tendre l’embuscade à son pote. Sorti vainqueurs – et millionnaires – de cette histoire (Dr. Dre est aujourd’hui le producteur le plus en vue de l’industrie du rap tandis qu’Ice Cube a engrangé des millions au cours de sa carrière solo ; Eazy-E est décédé en 1995, D.O.C. a perdu la voix et Yella cachetonne en boîte de nuit), les deux hommes s’offrent en effet un beau parti pris.
Et c’est Heller qui hérite du mauvais rôle, même si Ice Cube en convient : “En réalité, il a vraiment fait ce qu’il avait dit : faire les choses en règle. Quand on l’a rencontré (en 1987 – ndlr), on vendait nos disques à l’arrière d’une voiture”, confiait-il récemment au New York Post. Ce n’est cependant pas la seule remarque de Heller, dépeint à l’écran comme un homme providentiel devenu diable manipulateur, qui envisage de porter plainte. Mais dans cette affaire, il a aussi perdu ses poulains, Cube et Dre, en manipulant les chiffres. On saisit l’amertume.
En dépit de ces entorses – “C’est un peu l’histoire écrite par les vainqueurs”, remarquait un critique ciné des Inrocks à l’issue de la projection –, Straight Outta Compton puise sa force dans le fait qu’il n’est pas tant un biopic de N.W.A qu’une fresque vivace qui convoque les principaux personnages qui ont fait l’histoire et la puissance du gangsta-rap dans son ensemble.
Si les rôles du producteur Cold 187Um (Above The Law), qui a pesé sur l’esthétique de ce funk généreux tringlé de basses ronflantes et de synthétiseurs hypnotiques, ou de DJ Quik, sont passés sous silence, le film déroule une histoire qui s’est jouée entre 1985 et 1996, lorsque Dr. Dre quitte Death Row pour fonder son label Aftermath – alors que l’histoire de N.W.A s’arrête en 1991.
https://www.youtube.com/watch?v=iYQEhek500I
Une foule de détails rend le voyage fascinant, forçant la cohérence de l’édifice : les larmes d’Eazy-E lorsqu’il réalise, devant un panneau publicitaire vantant les 5 millions d’exemplaires écoulés de The Chronic, premier disque de Dr. Dre paru chez Death Row, ce qu’il a vraiment perdu ; ou, en fond sonore dans un club, ce morceau des New-Yorkais de Wu-Tang Clan, qui s’apprête, après la tornade The Chronic, à redorer le blason de la Côte Est.
Dans un coin, le futur et l’héritage : un jeune “Snoop D.o.-double-g” plein d’entrain et un Tupac Shakur en devenir. Ce sont les relations, amitiés et trahisons, coups de pression et omerta qui ont dessiné, entre 1985 et 1996, l’un des épisodes les plus grandioses et les plus dégueulasses de l’histoire de la musique américaine. Entre chaos et réussite, tragédie et renaissance, l’épopée est forcément fascinante à l’écran.
N.W.A – Straight Outta Compton de F. Gary Gray (E.-U., 2015, 2 h 27), en salle le 16 septembre
Bonus track
A l’occasion de la sortie du film aux Etats-Unis, Kendrick Lamar, à la demande de Billboard, a interviewé, les membres survivants de N.W.A.
A voir ici
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