Sans lui, Nick Drake, Richard Thompson ou Bert Jansch n’auraient probablement jamais fait le mur et rompu avec les canons du folk orthodoxe. Avec ses accordages novateurs, sa virtuosité aérienne et sa sensibilité vagabonde, Graham est l’homme qui leur a donné le signal de la grande évasion, du libre papillonnage. Portrait.
Le morceau s’appelle Anji, il dure à peine deux minutes et demie. C’est un instrumental de guitare joué en fingerpicking, qui figure en 1962 sur un EP sorti sur le marché britannique. Ça n’a l’air de rien, mais c’est une véritable bombe, qui va scotcher sur place toute une génération de musiciens.
Bientôt, tout ce que le Royaume compte comme gratteux en mal de sensations inédites va se réapproprier cette mélodie obsédante, qui prend appui sur les fondations du blues et du folk pour mieux se propulser du côté du jazz, des musiques orientales ou des lute songs de John Dowland.
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L’auteur de cette immense miniature, devenue un standard inoxydable, s’appelait Davy (ou Davey) Graham. Il est mort le 15 décembre d’un cancer du poumon, à l’âge de 68 ans. On peut raisonnablement le considérer comme le père spirituel de tous les enfants terribles du songwriting britannique des sixties : sans lui, Nick Drake, Richard Thompson, Bert Jansch, John Renbourn, John Martyn ou encore Martin Carthy n’auraient probablement jamais fait le mur et rompu avec les canons du folk orthodoxe. Avec ses accordages novateurs, sa virtuosité aérienne et sa sensibilité vagabonde, Graham est l’homme qui leur a donné le signal de la grande évasion, du libre papillonnage au-delà des genres et des époques.
De l’autre côté de l’Atlantique, son appel a aussi été entendu : Jimmy Page (qui dira : « Davy Graham peut réclamer l’argent que je lui dois pour Stairway to Heaven et White Summer »), Paul Simon ou encore Gary Lucas (Captain Beefheart, Jeff Buckley…) se sont tous dérouillé les phalanges et ouvert les tympans en écoutant Anji. L’un des albums de Davy Graham s’intitulait Folk, Blues and Beyond, et on ne saurait mieux résumer l’esprit nomade et aventureux qui l’animait.
Né d’un père écossais et d’une mère guyanaise, ce gars-là était un véritable homme du monde, soucieux de raccorder dans son jeu toutes les musiques qui avaient l’heur de le charmer : à peine âgé de vingt ans, il avait déjà arpenté le monde en long et en large, du Maroc à la Grèce, de la Turquie à l’Inde. « Je suis un voyageur, vraiment, disait-il. Si je devais rester au même endroit plus d’un an, je mourrais. J’aime changer mes impressions et rafraîchir ma personnalité. Mes racines sont dans la musique et dans mes amis, c’est bien assez… »
Réédités depuis quelques années, ses disques des années 60 et 70 l’ont vu enfiler la panoplie d’un irrésistible passe-muraille, capable de relier le folk britannique et la musique indienne, le blues le plus rugueux et les mélodies léchées des songwriters de Broadway, l’écriture savante de Lennie Tristano et l’énergie brute du rock’n’roll, Purcell et les Beatles, Lalo Schifrin et Herbie Hancock . Ils restent les plus éloquents témoignages du juste jusqu’au-boutisme d’un musicien qui, peu à peu, succombera à d’autres formes d’excès et de transports – l’alcool et la drogue, qui le mettront hors circuit pendant de longues années.
Récemment, Davy Graham, repêché de la dèche par le label folk Les Cousins, avait réussi à réémerger à la surface de l’actualité musicale. L’an passé, il avait enregistré un album solo, Broken Biscuits, qui ne renouait hélas que par instants avec l’éclat de ses œuvres de jeunesse. Depuis février dernier, il était même réapparu dans les clubs de folk anglais. Le visage anguleux et secoué de tics, les mains moins fermes et adroites qu’autrefois, il avait toutefois gardé une élégance et une prestance incomparables : celles d’un homme qui avait changé la face du monde musical, sans ce que ce dernier n’en ait réellement pris conscience. A son propos, le musicien John Pilgrim a déclaré : « Davy a apporté des réponses à des questions que nous ne nous étions pas posées. »
C’est une belle définition du génie, et c’est l’épitaphe indélébile qu’on a envie d’inscrire sur la tombe de cet humble géant.
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