C’est dans son appartement, donc sur son lieu de tournage, que l’on rencontre Jean-Claude Brisseau, cinéaste atypique.
Jean-Claude Brisseau est inquiet. Il y a deux semaines, il a fait un malaise et est tombé. Il devrait faire des examens mais il n’a pas vu de médecin depuis très longtemps, il a très peur, il a toujours eu peur des médecins, de toute façon – « je suis hyper-émotif », dit-il.
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Un jour, l’un d’entre eux lui a déclaré : « Vous avez le corps de John Wayne mais la sensibilité d’une adolescente de 14 ans. » Grand, massif, Jean-Claude a 68 ans et ses cheveux longs ramenés en arrière sont tout blancs. Avec sa peau un peu burinée, il ressemble plus à un vieux chef indien qu’à John Wayne.
Dans son bureau, les murs sont couverts de DVD et de VHS bien rangés : des films américains surtout, beaucoup de westerns, quelques vieux films français (la collection René Chateau), tout Bergman mais surtout l’intégrale Hitchcock, bien sûr. Dans la pièce voisine, il a fait installer un grand écran et un rétroprojecteur. C’est là qu’il travaille, qu’il décortique les films qu’il aime plan par plan, pour regarder dans le moteur, pour voir comment ils sont faits.
Appuyez sur le « bouton » Hitchcock (il les a tous vus), Brisseau vous en parlera pendant des heures, entrant dans le détail du découpage et l’explication du placement d’un plan à tel moment du film et non à tel autre avec un sens de la précision et de la sensibilité au récit tout à fait étonnant. De la façon dont ces films sont fabriqués, écrits, construits. La seule fois qu’il a rencontré Truffaut, dans les années 70, chez Rohmer, aux Films du Losange dont Brisseau était alors un des réalisateurs maison, ils n’avaient parlé que de cela.
« Truffaut, quand il était critique, parlait beaucoup des thèmes des cinéastes, et c’est normal. Mais là, il était réalisateur, et nous n’avons parlé ce jour-là que de construction. On se parlait comme deux techniciens en narratologie. C’était passionnant. »
Brisseau était alors un jeune homme. Né dix à quinze années après les cinéastes de la Nouvelle Vague, il avait découvert le cinéma au coin de sa rue, littéralement. Son père, « parti très vite », était ingénieur, et sa mère travailla alors comme femme de ménage. Dans les cinémas du quartier… Au 251 de la rue Marcadet, métro Guy-Môquet, où Jean-Claude et ses frères et soeurs ont vécu toute leur enfance. De la fenêtre de leur HLM, il voyait l’entrée du cinéma. Le cinéma et Brisseau ne firent bientôt plus qu’un. Il ne parle pas de ses camarades de classe, mais beaucoup des jeudis et samedis passés au cinéma, seul ou en famille – le weekend surtout. « Le cinéma ne coûtait pas cher, pas cher du tout. C’est pour cela aussi qu’il était populaire. Et puis il était ‘permanent’. Si on avait aimé un film, on pouvait rester aux séances suivantes. »
« Je voyais vraiment tous les films qui sortaient »
Brisseau s’était organisé un trajet de onze kilomètres qui lui permettait d’écumer toutes ses salles préférées de la rive droite, et de jeter son dévolu sur les films qui le séduisaient le plus. « Je voyais vraiment le cinéma comme un enfant. Par exemple, j’ai mis un certain temps à comprendre comment un acteur pouvait jouer dans plusieurs salles en même temps. » Un film se jouait au présent pour ce petit spectateur. « Le lundi, en classe, je repensais aux films. Je voyais vraiment tous les films qui sortaient. » De plus, chose très rare à l’époque, il a la télévision dès 1947, puisque son père en a construit une de ses propres mains…
Brisseau est plutôt à l’aise en classe. Le jour de l’examen pour passer en 6e, il bâcle l’épreuve de mathématiques pour avoir le temps de filer voir un film. Il est reçu premier de son arrondissement. Le cinéma le poursuit, ou il le poursuit. Il est au lycée Chaptal, aux Batignolles, et commence à lire les Cahiers du cinéma, peut-être le numéro avec Jean Seberg en couverture (au moment de la sortie d’À bout de souffle). Il souhaite entrer à l’Idhec – l’ancêtre de la Fémis, où il sera intervenant – mais n’y parvient pas, des histoires d’emplois du temps incompatibles avec ceux du lycée Voltaire où le grand critique catholique Henri Agel donne des cours de préparation au concours de l’école de cinéma. Alors il « fait » Normale Instit. Puis, en interne, devient prof de français. Il réalise ses premiers films amateurs. Face à la déception de ses amis devant ses films, il se rend compte qu’il n’a pas encore tout compris. Il se penche alors davantage sur le découpage, tel un ingénieur du récit… Brisseau, le prof, découvre la banlieue. Les barres, la misère et la violence sociale. Aubervilliers. Il tente de faire découvrir le cinéma à ses élèves en leur projetant des films avec les premiers magnétoscopes.
En super-8 sonore, il réalise La Croisée des chemins en 1975, qui est projeté dans un festival de cinéma amateur. Rohmer le voit, est conquis. Grâce à lui, Brisseau produit un premier film avec l’aide de l’INA, La Vie comme ça, en 1978. Les Films du losange, la boîte de prod fondée par Barbet Schroeder et Rohmer, produit son premier long, Un jeu brutal (1982). Mais Brisseau reste prof, en parallèle, jusqu’au succès de Noce blanche (1989), qui va lui permettre de quitter l’enseignement, les HLM. C’est De bruit et de fureur (1988) qui l’a vraiment lancé. Il y fait jouer pour la seconde fois Bruno Cremer, ce grand bourgeois qui accepte, pour Brisseau, de jouer les prolos déjantés. À l’époque, cette vision noire et violente des cités de banlieue vaut à Brisseau des ennuis avec les syndicats enseignants, ses amis, qui n’acceptent pas de se reconnaître dans ce cinéma réaliste, dont ils jugent qu’il donne une mauvaise image de leur milieu. C’est pourtant la vérité que décrit Brisseau ( » divisée par dix », ajoute-t-il), une vérité qu’il a vue de ses yeux dans les collèges et les quartiers. Le type qui tire des coups de fusil dans son appartement, il l’a connu. Brisseau est en avance d’un train.
Noce blanche est un succès, le sommet de sa carrière en matière commerciale. Brisseau sent qu’il peut entrer dans la cour des grands. Mais c’est loin d’être son film préféré, aujourd’hui il y trouve des éléments un peu commerciaux, faciles… Car Brisseau a quelque chose de pur, d’honnête. « Oui, monsieur (il vous appelle souvent comme cela), je suis resté de gauche. Et chrétien. »
Sa géniale trilogie sur la sexualité féminine – Choses secrètes (2002), Les Anges exterminateurs (2006) et À l’aventure (2007) – lui a valu quelques mésaventures. Et il n’hésite pas, sur un ton un peu complotiste qui trouble le journaliste, à affirmer que ses problèmes judiciaires de 2006 (il fut condamné pour harcèlement sexuel pour avoir pratiqué des essais un peu trop chauds avec de jeunes actrices de Choses secrètes) ne doivent rien au hasard : la profession lui aurait toujours reproché d’être un fils de pauvre qui refusait de se plier aux lois d’un système économique du cinéma qu’il juge trop souvent gangrené par la corruption, le blanchiment d’argent. Cela, il l’a découvert au fur et à mesure. Il n’en démord pas.
Du coup, aujourd’hui, il produit ses films avec trois euros six centimes. Mais réussit toujours à filmer la peau des corps féminins avec un soin qui rappelle à la fois le cinéma hollywoodien et la peinture de la Renaissance. La Fille de nulle part, son nouveau (et somptueux) film, a remporté le Léopard d’or lors du dernier Festival de Locarno. Il l’a tourné chez lui :
« C’est pratique, monsieur, parce que j’aime vivre dans les lieux où je tourne. J’aime tourner des petits films comme celui-là – j’en ai d’autres sur la planche. Même si je rêverais de réaliser un blockbuster… Jean-François Rauger, le programmateur de la Cinémathèque française, m’a dit un jour que j’étais un cinéaste hollywoodien classique né à la mauvaise époque. »
Un grand chef indien avec la candeur d’un jeune homme fasciné par les femmes. Quel drôle de bonhomme.
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