Le journal du festival par Serge Kaganski. Jeudi 17 mai, tôt le matin du 18.
Ça y est, c’est reparti pour les nuits brèves, presque blanches, les fêtes ou soirées tardives, les rédactions de papiers (et de ce fucking journal !) encore plus tardives. Il est bientôt temps que tout ça se termine, ça commence à sentir l’écurie, la sueur, les paupières gonflées et les muscles en pelote (et je ne parle même pas des nerfs, qui ne s’arrangent pas avec les coups de fil de plus en plus fréquents de Fevret qui commence à s’affoler pour le bouclage). Le matin, après deux ou trois heures de sommeil, on arrive aux projos les yeux rougis, complètement décalqués, on pique des roupillons pendant les films auxquels on ne comprend plus rien et qu’on finit par tous mélanger Aie ! rien que ce mot, mélange, me donne mal au crâne.
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Ce qui me permet de tenir, à la fois le coup et ce journal (jusqu’à la ligne d’arrivée, j’espère), ce sont les nombreux mails que je reçois. Alors là, je dis chapeau ! Y a trois ou quatre jours, je racontais que les mails étaient partagés, en fait, c’était faux. A l’heure où je tape ces lignes en essayant de ne pas tomber dans mon lit qui se trouve à 20 cm, j’ai dû recevoir un seul mail (relativement) négatif pour des dizaines de messages d’encouragements et de félicitations. Ces compliments embarrassent ma modestie (j’sais pas trop quoi dire ou répondre) mais en même temps, ils me prouvent qu’il y a quelqu’un au bout de la ligne et que je ne fais pas ça dans le vide complet. Alors merci à tous, et spécial dédicace à Nathalie Roulette de chez mamie Nova : ma poule, si mon journal n’est pas en ligne, ce n’est pas à moi qu’il faut réclamer mais à la direction parisienne de point.com. En tout cas, c’est gentil de me lire, et je sais à quel point Cannes est un lieu important pour toi puisque c’est sur la Croisette, au crépuscule, à l’heure où les grands fauves vont chasser, que tu as rencontré l’homme de ta loft story. (Putain, mais qu’est-ce qui me prend ? J’ai l’impression d’être Difool, ou Max Meynier !).
Ce matin, j’apprend dans les journaux que j’ai loupé le meilleur film du festival, et de loin : Liverpool/Alavès, 5 – 4. Un scénar en work-in-progress total, un suspens ébouriffant, des acteurs en état de grâce et se livrant totalement, des retournements de situation dantesques, et même un personnage de maudit magnifique (le défenseur qui marque contre son camp à la dernière minute). Heureusement que les critiques de L’Equipe (bien meilleurs que ceux de cinéma selon Godard himself) ont rendu compte de tout ça, mais je me doute bien que leurs papiers ne remplaceront jamais le match (comme ma critique du Lynch ne saurait restituer ne serait-ce que 2% de l’expérience du film). Le soir, à table, on a reparlé football et cinéma. Pour une fois, on était pas à une teufe, on dînait calmement entre amis, chez Astoux-Brun, huîtres, fruits de mer, poissons tout frais et l’addition pour Arnaud Deverre, merci.
A part moi, il y avait donc Bonnaud, Jean-François Rauger du Monde avec sa copine, Sylvie Pras de Beaubourg et de La Rochelle et notre gang italien préféré : Stefano De La Casa, directeur du festival de Turin, spécialiste de giallo et supporter (malheureux) du Torino, Guezzi (je sais pas si ça s’écrit comme ça) straubien fou et vedette de la RAI (imaginez un Daney qui aurait eu une émission de cinéma régulière sur Antenne 2 ? oui, ça paraît dingue, c’est l’Italie, il y a Berlusconi partout et Guezzi dans un trou de souris), et Roberto Turrigliatto (je sais pas trop si ça s’écrit comme ça) un spécimen humain unique au monde puisque c’est un Italien qui se désintéresse totalement du Calcio. Avec Stefano, nous entamons une épique discussion théorique sur le foot et le cinéma : selon nous, le 0 ? 0 est un beau score de match, le signe parfait d’un match moderne comme il y a eu un cinéma moderne. 0 ? 0, c’est creux, c’est vide, c’est l’absence (de buts), c’est le manque (de résolution dramaturgique), c’est un match sans climax, c’est Antonionien en diable. Rauger et Turrigliatto sont au bord de l’étranglement (le mot football ne fait pas partie de leur vocabulaire). De La Casa botte en touche et propose au docteur Rauger de lui faire une programmation pour son prochain festival : bientôt à Turin, toute une série de films Z sur des nonnes en chaleur et des pensionnats en rut. Théoricien fou, cinéphile malade, Rauger l’est de plus en plus. Son dernier projet : montrer l’intégrale de Loft Story à la Cinémathèque. Et il ne plaisante pas ! Selon lui, le cinéma se trouve aujourd’hui dans H Story (de Suwa) et dans Loft Story (de M6). Une histoire d’histoires donc, comme dirait Godard.
De La Casa et Turrigliatto s’empoignent maintenant sur Berlusconnard : selon le premier, il va dégager dans huit mois, comme tous les gouvernements italiens depuis l’après-guerre ; selon le second, il risque d’être là pour une longue durée, cinq ou dix ans. Quand à Guezzi, il observe la discussion en silence, plongé dans ses huitres qu’il déguste à la cuiller (les straubiens fous sont inadaptés au monde contemporain, c’est congénital, voire politique). J’espère que c’est De La Casa qui a raison sur Berlusconnerie, sinon, j’émigre aux Nouvelles Hébrides. Quand à Bonnaud, il semble légèrement souffrant : en effet, il quitte précipitamment la tablée pour aller travailler (!). Lui qui d’habitude prend deux desserts, trois cafés et quatre pousse-café si affinités, surtout s’il y a des Italiens à table, son départ soudain me rend soucieux : il n’a même pas terminé sa crème caramel ! ! !
Hier, j’ai omis de parler de notre brève rencontre avec David Lynch et ses actrices, à la Belle Otéro, le resto au dernier étage du Carlton. Dave enchaîne interviews télé sur interviews télé, des photographes errent dans tous les coins et JJ Jouneaux, l’attaché de presse, cavale partout en sueur. J’ai quand même le temps d’en serrer une à Dave, une vieille connaissance depuis mes deux virées chez lui, à L’os en gelée. Dave me dit, de sa voix sonore si caractéristique : ?Hi Seurdge, how ya doin’ ??. ?euh, great, euh, your film, euh, your new movie, euh, for me, is a masterpiece, euh?. ?Thanx, Seurdge?.
Et hop, le voilà reparti répondre aux questions de la presse mondiale. Les deux comédiennes sont très très bien, et même si le film est en quatrième dimension, c’est bien de voir les actrices en trois dimensions (l’une est la fille de Grace Kelly et Eva Marie-Saint, l’autre celle d’Ava Gardner et Rita Hayworth). Mulet et Monfourny (les fils de Nikon et Leica) sont là tous les deux, ils shootent les deux actrices et Dave sous toutes les coutures. Ah, Mulet et Monfou ! A mon avis, c’est eux qui ont inventé le concept du buddy movie. Plus dissemblables, y a pas. Mulet : grande gueule, déconneur, extraverti, marrant, feignant, respectant ses femmes’ Monfou : austère, sérieux, honnête, pas très marrant, bosseur, respectant sa femme Epicure et Calvin. Généralement, Mulet plie une session photo en quatre minutes ; Monfou, à moins de vingt minutes, considère que le boulot est pas fait. Ce qui, traduit en langage Mulet, donne ceci : ?Putain, mais qu’est-ce qu’y fout Monfou ? Ça fait deux plombes qu’y shoote, il a pas déjà fini ! ? C’est dingue ça, moi, je fais une pelloche et je sors trois photos géniales, et lui, il fait dix pelloches pour sortir que des photos de merde !?.
Le soir, Bonnaud et moi nous tapons le Taurus de Sokourov. Après Moloch et Hitler, Sokurov se penche sur la vie privée et terminale de Lénine. Mauvais théâtre, brumes atmosphériques qui tournent au procédé : Hitler/Lénine, match nul, balle au centre. Ce Sokourov déçoit de plus en plus, sans parler du caractère saumâtre et douteux de son matériau. Après Hitler et Lénine, on peut lui suggérer toute une série comme ça : Pol Pot, François Mitterrand, Bernard Tapie. ?Et Christian Fevret? ajoute Bonnaud, d’humeur taquine.
Demain, se lever pour le film de Dupeyron (c’est dans trois heures !). Ne pas oublier d’appeler ma grande s’ur Irène pour son anniversaire. Essayer de garder un minimum de forme et de lucidité pour tenir jusqu’au coup de gong final.
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