A dix-sept ans, Roddy Frame s’était couronné enfant prodige, the wonder boy, sur un premier album où Aztec Camera réinventait la guitare sèche pour narguer les eighties naissantes. Depuis, le gentil naïf flemmarde en rêvant de mariages impossibles : Angleterre et Etats-Unis,
punk et soul, Warhol et Baudrillard. Glasgow Ranger.
Aztec Camera : Paresseux, moi ? Les gens ont l’impression que je ne fais plus rien pendant deux ans, après chacun de mes albums. Mais ils se trompent.
Je dois tourner, faire de la promotion… Tout cela ne me laisse finalement que six mois où je ne fais absolument rien. C’est d’ailleurs ce que je trouve le plus facile (sourire)? Six mois pour moi tout seul, pendant lesquels j’écris accessoirement… L’an dernier, j’ai passé ces vacances à New York. Mais sitôt arrivé, l’inspiration est venue immédiatement, j’ai commencé à écrire Stray… Je n’ai donc pas eu l’impression de paresser pendant deux ans. Surtout qu’avec Love, le précédent album, j’ai eu mes premiers vrais tubes, après quelques hits de deuxième division. Troisième dans les charts, c’était plutôt drôle. Pour la première fois, j’avais des petites filles qui hurlaient aux concerts. Finalement, c’est la seule chose à avoir changé. Si je me promène dans les rues de Londres, les gens qui m accostent me disent simplement Salut, Roddy, qu’est-ce que tu deviens ?? Ils ne me considèrent jamais comme une star. Mes albums sortis, ils ne me voient plus. Par contre, entre Knife et Love, je suis longuement parti avec moi-même. J’aime ça, je n’arrive même pas à m’ennuyer. J’en ai profité pour tomber amoureux. Ça, ce n’est pas ennuyeux (sourire)? Je me suis aussi remis à niveau avec tous les nouveaux feuilletons que je n’avais pas eu le temps de regarder… Mais ne crois pas que je sois un flemmard. A moitié paresseux et à moitié animé par la colère, voilà comment je me sens.
Le problème est que mon énergie est souvent mal orientée et là, je ne fais rien de valable. Mais ça ne me dérange pas. Je ne crois pas à toutes ces conneries d’éthique, je ne vois pas pourquoi il faudrait travailler dur. Parce que je suis certain que nous allons tous mourir très prochainement. Ce que certains appellent paresse, d’autres l’appellent relaxation.
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Il y a quand même une paresse en ce qui concerne les tournées : une seule date en France, il y a sept ans…
Mais j’adore tourner ! C’est même mon occupation favorite avec
Aztec Camera, plus encore que le studio. En France, personne ne nous
a proposé de jouer depuis des années, pas même à l’époque de Love.
Ça, ça m agace. J’aimerais que le groupe marche en France. Je trouve ça débile que nous ayons joué sept fois à New York et une seule fois à Paris. Le seul problème des tournées, c’est que je suis alors absolument incapable d’écrire. Je me force à traîner partout un carnet, pour y prendre des notes. Mais il reste dans la valise. J’adore trop ce sentiment nomade, cette impression d’être là, sans la moindre racine. Ma seule préoccupation se limite à être à l’heure en bas de l’hôtel pour prendre le bus. Rien d’autre ne peut m inquiéter. L’environnement change chaque jour, je perds toutes mes habitudes. C’est un sentiment que j’adore. Je me lève, je ne fais pas mon lit, j’entasse tout dans une valise, je me brosse les dents et je file. Quelle vie merveilleuse !
Sur Love, chaque chanson était une ode à l’amour. N’as-tu pas l’impression d’en avoir trop dit, d’avoir poussé l’amour jusqu’à la caricature ?
Je crois qu’une chanson se doit d’être une exagération. Tu ne peux pas écrire une chanson sur quelqu’un que tu adores en racontant Je t’ai vue traverser la chambre, tu n’étais pas trop mal’… Non, il faut parler de la beauté, de l’amour, du bonheur. L’amour doit forcément ressembler à une caricature, c’est sa nature même. Et à l’époque de Love, j’étais terriblement amoureux. Je le suis d’ailleurs toujours. C’est tout l’un ou tout l’autre, je ne peux pas aimer à moitié. C’est pour cette raison qu’aucune des paroles de Love ne me gêne aujourd’hui. Je me sentais honnêtement ainsi à l’époque. Si je meurs demain, j’aurais au moins laissé un témoignage sincère et ouvert. Et si ça paraît gênant et sénile, alors tant mieux. C’est mon boulot de parler de ce genre de sentiments, c’est pour ça qu’on me paye.
Love était un album très joyeux. Le nouveau semble plus sombre, déçu…
Nous avons pourtant écrit Stray dans l’allégresse. C’est un disque beaucoup plus insouciant que les précédents, beaucoup moins tendu.
Je trouve la mélancolie, la tristesse plus présentes sur Love. Sur le dernier, ce sont plutôt le cynisme et la colère qui dominent… Je ne peux plus supporter l’état de cet affreux petit pays dans lequel je vis. La Grande-Bretagne pue, mais je l’adore. Je suis fier des gens de mon pays, de leur optimisme, de ce mélange d’espoir et de fatalité auquel ils ont toujours fait face. Je déteste qu’on maltraite ce pays, qu’on donne si peu à mes compatriotes. Je ne peux pas supporter le racisme et le sexisme qui continuent de ramper. Je dois rester ici, essayer de participer à un
éventuel effort.
Il y a beaucoup à faire dans ta région d’origine, l’Ecosse…
J’ai quitté la maison quand j’avais dix-huit ans et je suis venu vivre à Londres. Quand tu as dix-huit ans, c’est la seule chose qui t intéresse : partir, loin. Je suis donc parti conquérir mon indépendance et je n’ai jamais vraiment eu le courage de remonter au pays. Le monde est suffisamment vaste pour qu’un Ecossais ne soit pas obligé de vivre en Ecosse (sourire)? Même si, au fond de moi-même, je me sens totalement écossais. On se charge d’ailleurs de me le rappeler, en permanence… Même les flics londoniens ne s’en privent pas quand ils m attrapent par le paletot, Hey, fiston, tu te crois où ? On n’est pas en Ecosse, ici … Ce n’est pas aussi violent que si j’étais noir, comme notre batteur, mais tu sens l’agressivité, le besoin d’humilier. Les Ecossais en sont un peu responsables, en continuant à alimenter les stéréotypes, avec leurs kilts, leurs recettes de panses farcies.
Tu t es marié très jeune avec une Américaine. Cela a-t-il changé ta façon d’observer ton pays ?
Je ne me souviens plus si j’étais si jeune. C’était… il y a longtemps.
J’ai pensé Si tu l’aimes tant, pourquoi ne pas aller jusqu’au putain de mariage ?? C’est ce que nous avons fait. La seule différence notable, c’est que j’ai commencé à passer moins de temps tout seul (sourire)?
Ce mariage m a permis de réaliser à quel point j’étais égocentrique. C’était la première fois que quelqu’un osait me le dire, ça m a fait du bien de me faire engueuler. C’est le problème des musiciens : quand ils ne racontent pas leur vie dans leurs chansons, ils le font dans les interviews. Mais sinon, rien n’a vraiment changé. Quand je suis en tournée, je continue à vivre ma vie. Les groupies ? Non, je ne les vois pas. Je ne traîne pas suffisamment dans les clubs après les concerts. Enfin… Non, rien. Hum.
L’âge de raison
J’ai commencé la musique à l’âge de quatorze ans, dans un groupe punk. On s’appelait les Forenzics et on essayait d’imiter The Clash. Puis j’ai rejoint un autre groupe d’East-Kylbride, Neutral Blue. La moitié du répertoire se composait de chansons de Clash. Mais pour le reste, j’ai commencé à écrire des morceaux très influencés par Joy Division et Magazine. J’avais alors quinze ans et j’ai décidé de former Aztec Camera. J’ai ensuite passé deux années au chômage, avant que Rough Trade nous signe et nous offre 400f par semaine… Ça a été drôle de grandir ainsi en public. J’ai gardé toutes les coupures de presse depuis le début, je les relis parfois, c’est un peu comme mon journal intime. Je peux savoir exactement ce que je pensais et ce que je faisais le 16 juin 1982 (sourire)? C’est incroyable ce que j’ai pu raconter comme conneries. Et lorsque je lis les interviews récentes, je me dis que je n’ai guère changé (sourire)?
Le punk a été la chose la plus importante qui soit arrivée dans ma vie. Mes yeux se sont alors ouverts… D’un autre côté, je me suis forcé à rejeter en masse tout le passé. Il a fallu quelques années pour que j’accepte de reconnaître que Neil Young n’était pas si mal, qu’Arthur Lee était bien, que de vieux ragotons comme Bowie pouvaient être intéressants. Mais, bon, le punk m a craché dessus et m a insufflé une incroyable énergie. En 77, j’ai compris qu’il n’y aurait que la musique qui allait compter dans ma vie, que c’était la seule voie que je pouvais, ou voulais, suivre. J’ai donc arrêté de végéter à l’école. Je suis parti et j’ai refusé d’écouter qui que ce soit. J’ai alors pu faire ce dont j’avais toujours eu envie… J’étais le seul à m habiller comme ça dans mon quartier, mais il suffisait d’aller à Glasgow pour trouver plein de gens comme moi, pour faire partie d’un vrai mouvement. Le problème, c’est qu’après quelques mois, tous les gamins de mon quartier se sont mis à porter des badges des Sex Pistols. Ce n’était plus la même chose car moi, j’aimais le côté élitiste du punk. La première fois que j’ai vu une photo de Johnny Rotten, sans même avoir écouté leurs disques, j’ai décidé que j’adorais les Sex Pistols. Plus tard, quand je les ai entendus pour la première fois, j’ai été encore plus abasourdi C’est grâce à eux, au punk, que j’ai rencontré mes premiers amis. Auparavant, je vivais à l’écart, j’étais un traîne-misère, je détestais l’école, je m étais complètement replié sur moi- même. J’avais de très bonnes notes, jusqu’au jour où j’ai décidé que ce cirque ne m intéressait pas. J’ai alors commencé à traîner avec les durs, les cancres. J’en avais assez des bons élèves et de leur sagesse, je voulais rigoler un peu avec les voyous. Je n’ai jamais vu un endroit aussi lugubre que mon école Tu aurais dû voir l’état des ateliers, une des seules matières qui m intéressaient
Ils n’avaient pas assez d’argent pour acheter du papier, nous devions emporter des journaux, les peindre en blanc et attendre qu’ils sèchent avant de pouvoir dessiner Je crois que j’étais l’archétype du jeune gars déprimé, une frange me cachant les yeux, L’Age de raison dans la poche (sourire)? Je lisais beaucoup. Après Sartre, je me suis intéressé à Warhol, puis à Baudrillard. J’aurais dû m arrêter à Warhol (rires)? J’ai revu Ian McCulloch à Ibiza, récemment. On a vu passer deux filles superbes. Mac était surexcité. Je lui ai dit Laisse tomber, je te parie qu’elles n’ont jamais entendu parler de Kafka.? Et il m a répondu C’est pas Kafka qui aurait pu écrire Villiers Terrace, hein ?? (rires)? Une autre fois, il m a dit Tu es vraiment un beau garçon, Roddy. Si tu avais des lèvres, tu serais parfait (rires)?
Lorsque tu as commencé Aztec Camera, rêvais-tu, comme lui, de devenir une pop-star ?
C’était la seule chose que je voulais faire, je m étais complètement bloqué sur cette idée. Mais là s’arrêtait mon ambition. Je voulais juste sortir des disques et j’étais certain d’y arriver un jour. Je devais avoir cinq ou six ans lorsque j’ai pris cette décision, en voyant David Bowie. Le reste, ça a été un mélange de détermination et de chance… Même si je ne suis pas le meilleur guitariste au monde, je sais exprimer quelque chose par la musique, je peux toucher les gens. C’est ce qui manque souvent aux super musiciens. Je sais que Joe Satriani est incroyable, mais il ne m a jamais ému. Alors que des guitaristes plus simples, comme Django Reinhardt ou Wes Montgomery, y sont parvenus.
Aztec Camera a toujours été un guitar-group. Etait-ce par réaction contre tous les groupes synthétiques qui sévissaient alors ?
C’était une réaction contre ce qui se passait à Glasgow. Soit tu jouais dans un groupe de hard-rock, soit dans un groupe synthétique. D’un côté, il y avait les Simple Minds, Endgames ou Berlin Blondes et de l’autre, des groupes de heavy-metal dont j’ai préféré oublier les noms. Probablement des trucs du genre Sludge Death (sourire)? Moi, je voulais ressortir les vieilles guitares sèches. Au début, les gens ne savaient pas comment réagir face à un groupe qui portait des chemises psychédéliques, des sandales rouges, des vestes à franges. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Orange Juice pour la première fois, je n’en ai pas cru mes yeux. Ils portaient les mêmes coupes de cheveux que nous, jouaient les mêmes accords. Les deux groupes se sont vite unis au nouveau label Postcard, un mariage au Paradis. Le but de Postcard, c’était d’emmerder tout le monde. Ils n’agissaient que par réaction. Ils proclamaient des trucs du genre Nous détestons le rock ou Cette semaine, nous n’aimons que le jazz … Ils agaçaient tout le monde.
Etais-tu ravi de participer à leurs jeux ?
Fou de joie. Ça a vraiment été un des plus grands moments de ma vie. Je trouve cela incroyable de retrouver dans les mains d’un fan japonais, dans un hôtel de Tokyo, des singles que nous n’avions pressés qu’à quelques exemplaires dans une petite chambre de West Princess, à Glasgow… Pourrais-tu me signer la pochette de Just like gold ?? Même si je suis certain que tous ces disques étaient très bons, le fanatisme qui les entoure reste un mystère. Postcard était une vraie famille, Edwyn Collins est d’ailleurs resté mon meilleur ami, nous passons notre vie ensemble. Alan Horne, notre boss à l’époque, était la personne la plus contrariante que je connaisse. Il suffisait de dire blanc pour qu’il hurle noir. Il venait parfois nous voir répéter, il nous engueulait sans arrêt Vous êtes horribles, essayez plutôt de sonner Tamla Motown’ (rires)? Personne, au sein de ses groupes, ne le prenait au sérieux mais nous l’aimions tous. Postcard, c’était son enfant et nous, nous pensions appartenir à un mouvement terriblement important. Lorsque nous avons pressé notre premier single, je suis sorti de l’usine avec un exemplaire en main, pour le montrer à ma famille. Un million de dollars n’aurait pas pu me rendre plus heureux. J’ai écouté le disque, je n’arrivais pas à y croire… Waouh, c’est ma voix !? (Sourire)? Je le voyais dans les magasins, je pensais ?Ça y est, nous y sommes arrivés. Je suis dans un groupe et nous sortons des disques.?
Beaucoup de groupes ont revendiqué l’influence de ces disques sortis sur Postcard. Est-ce justifié ?
On me dit que des disques ont été directement influencés par ce son. Mais moi, j’écoute et je ne retrouve rien de semblable. Tu sais, je me souviens de l’époque où Prefab Sprout tournait en première partie d’Aztec Camera. Je crois que nous les avons influencés… Un soir, je suis allé les voir en coulisses. Je portais une chemise à carreaux, une cravate de cow-boy, une veste à franges en daim, un jean et des santiags. J’ouvre la porte et je tombe sur ma copie conforme. Je croyais être tombé sur un miroir. Sauf que sur la réflection, c’était une fille (rires)? Là, oui, c’est plutôt gênant d’être une influence. Mais ils ont vite trouvé leur voie, ils sont devenus extraordinaires. J’aimerais pouvoir prétendre avoir tracé la route pour un groupe aussi extraordinaire que les Smiths, mais je ne pense pas. Par contre, je n’aimerais pas porter la moindre responsabilité en ce qui concerne la présence de Lloyd Cole. Lui, j’ai du mal à le supporter. Je ne dis pas que tu dois avoir l’air de t’amuser en permanence, mais quand même, essaye de donner l’impression de t intéresser à ce que tu fais. Il a toujours l’air de bouder, de se foutre de tout. Au fait, je voulais te poser une question : est-ce que Antoine de Caunes est aussi drôle en français qu’en anglais ?
En parlant des Smiths, je me souviens d’une rumeur qui date du départ de Johnny Marr. Est-il vrai que Morrissey t’a demandé de le remplacer ?
Pas vraiment. Le boss de Rough Trade m a appelé pour que je vienne terminer les parties de guitares des morceaux qu’ils étaient en train d’enregistrer lorsque Johnny Marr a quitté le groupe. J’étais trop occupé, j’ai dû refuser… Désolé, je n’ai pas le temps. Je suis très flatté, amitiés à Morrissey (rires)? J’ai essayé de penser à un bon remplaçant et ils ont trouvé Craig Gannon, qui avait débuté avec Aztec Camera.
Il avait seize ans lorsqu’il nous a rejoints et nous sommes immédiatement partis tourner en Amérique, trois mois en première partie de Costello. Je ne sais pas comment Craig a pu tenir le choc. Nous voyagions sans arrêt dans un van minuscule, les genoux coincés sous le menton. Ce tour avait été une telle épreuve que le dernier soir, au Ritz de New York, nous sommes montés sur scène totalement inconscients. Nous avons joué deux fois plus longtemps que prévu, nous improvisions… Nous avons également fait ça lorsque nous sommes venus à Paris, aux Bains-Douches, nous adorions nous laisser aller à la frénésie. Mon seul souvenir de ce concert est qu’il n’y avait personne devant la scène. Et d’ailleurs, je crois qu’il n’y avait guère plus de monde dans la salle. L’endroit avait l’air tellement branché que je me demande comment ils ont fait pour me laisser entrer.
Es-tu nostalgique de cette période du groupe, lorsque vous enregistriez pour Postcard ou Rough Trade ?
Je n’ai pas été nostalgique depuis plus d’un an. Ce jour-là, j’ai décidé de regarder vers l’avant, de vivre pour le présent. De toute façon, la nostalgie n’est plus ce qu’elle était (sourire)? Mais auparavant, je repensais souvent avec tristesse à cette période de ma vie. Nous nous sentions comme des gamins dans un camp de boy-scouts, nous tournions en ayant l’impression de vivre dans des tentes… Tous ces personnages qui m avaient tant impressionné, comme Edwyn, commençaient à me manquer. Je n’en garde que des souvenirs drôles et excitants… Tu ne peux pas savoir l’effet que ça provoque lorsque tu vois ta photo dans le nme, après avoir passé des années à le feuilleter sur ton lit en pensant Waouh, il se passe tant de choses à Londres… »
N’as-tu jamais regretté la simplicité qu’avait ta musique à l’époque, acoustique et naïve ?
Je trouve mes vieux disques beaucoup plus compliqués que les récents. Tu joues de la guitare ? Bon, demande alors à un guitariste de te jouer Just like gold, notre premier single. Je suis certain qu’il lui faudra plusieurs jours pour y parvenir. Je n’ai jamais réussi à compter le nombre d’accords utilisés dans cette chanson, mais il y en a probablement une cinquantaine. J’étais un peu trop présomptueux quand il s’agissait de composer, je voulais tout mettre dans mes chansons, dès le début. Aujourd’hui, je le sais, personne n’a besoin de connaître autant d’accords.
Beaucoup de groupes écossais, de Wet Wet Wet à Deacon Blue, semblent obnubilés par la soul, se rêvent américains. Partages-tu leur fascination ?
Tout ça remonte à ma plus tendre enfance. Mes s’urs étaient beaucoup plus âgées, elles n’écoutaient ques des vieux trucs Tamla Motown. Tout le monde connaît cette musique dans le nord du Royaume-Uni, c’est ce que tu entends partout dès que tu es gamin. D’ailleurs, tous les bons groupes viennent de là-haut. Londres n’a jamais rien produit de bon à part The Clash et les Sex Pistols. Et Sigue Sigue Sputnik (rires)? Moi, comme tous les autres gamins d’East-Kylbride, j’écoutais de la soul, mais aussi Bowie, Roxy, le glam-rock, la pop anglaise. On ne voulait pas écouter le rhythm’n’blues d’occasion que jouaient Huey Lewis ou Doctor Feelgood, on voulait les originaux. C’est le même problème aujourd’hui avec la soul. Si tu écris en te prenant pour Marvin Gaye, ta chanson sera forcément trop pensée, verbeuse. C’est le piège dans lequel tombent trop souvent ces groupes. Je n’ai pas envie d’acheter un disque de soul dont on a l’impression qu’il a été enregistré par le doyen de l’université de Glasgow (rires)? Tout cela manque d’authenticité. Pourtant, j’aime beaucoup Deacon Blue. Et pour être honnête, je
préfère être associé à un groupe comme eux plutôt qu’à Salman Rushdie. Moi, je n’ai jamais été fasciné par les Etats-Unis, je n’étais pas un gamin fétichiste, seule leur musique m intéresse. La veille de notre premier départ pour New York, j’ai passé la soirée dans un club de Glasgow. Mes copains étaient surexcités. Moi, je m’en foutais de partir là-bas. Par contre, je suis tombé amoureux de la ville le premier jour. Times Square, 10 h du soir : là, on peut parler d’hyper-réalisme. J’y vis quelques mois par an… Trois mois ici, trois mois là, je suis incapable de m installer totalement dans un endroit. Je ne veux pas avoir de chez moi, la vie est trop courte pour prendre racine.
Cool d’être une femmelette
Je peux être un maniaque si je ne me surveille pas. J’ai tendance à trop m inquiéter pour des détails. Mais sur Stray, je me suis laissé aller, l’enregistrement est plus brut. Si un morceau me paraissait correct, je passais au suivant sans me sentir obligé de tout peaufiner. J’ai décidé de ne plus me comporter comme un dictateur avec le groupe (sourire)?
Je le suis toujours lorsqu’il s’agit d’écrire ou de recruter les musiciens, mais j’accepte maintenant la démocratie lorsque nous enregistrons, je demande même parfois leur avis aux musiciens.
Tes musiciens changent sans cesse depuis dix ans. Tu dois leur mener
la vie dure.
(Estomaqué) Moi ? Difficile ? (Il va voir les autres membres du groupe)? Les gars, je suis vraiment difficile ? (Ils approuvent tous)? Le dernier qui a osé me dire ça, je l’ai viré, vu ? (Rires)? J’ai peut-être tendance à trop attendre des gens autour de moi, qu’ils se donnent à 150%. De toute façon, j’aime que les musiciens changent souvent, ça me permet d’expérimenter. Je n’ai jamais envisagé de jouer dans un groupe solide, quatre copains unis contre tous. Notre batteur est parti après le premier single, j’ai alors pris le pli : j’allais changer de musiciens après chaque disque.
Tu es la seule constante au sein d’Aztec Camera. Pourquoi ne pas enregistrer sous le nom de Roddy Frame ?
Parce que j’adore notre nom, je ne me lasse pas de le voir écrit. Le A et le Z sont magnifiques ensemble. Quand j’étais gosse, je racontais à tout le monde que j’avais trouvé ce nom dans un livre de William Burroughs, mais c’est un mensonge. En fait, je l’ai inventé quand j’avais seize ans. Beaucoup de mes copains expérimentaient les drogues hallucinogènes et écoutaient 13th Floor Elevator, Chocolate Watch Band ou les Teardrop Explodes. Moi, je voulais un nom qui aurait incarné tout cet esprit acide. La culture aztèque me paraissait très colorée, ils prenaient des champignons hallucinogènes et allaient prier sur les pyramides, faisaient des sacrifices humains… Je voulais une caméra pour saisir chaque image qui défilait dans mon esprit quand je pensais aux Aztèques… Aztec Camera, j’aime toujours l’idée.
Tu as commencé la musique en tant que fan. L’es-tu resté ?
Je suis resté un fan complet. Tu ne peux pas imaginer à quel point je vénère Joey Ramone. A côté de lui, je me sens tout petit. Il faut dire que je ne connais personne d’aussi grand que lui (sourire)? Je vénère encore et toujours Lou Reed, Neil Young ou Bowie, qui a été pour moi l’influence la plus constante à travers les ans. J’achète toujours ses disques le jour de la sortie pour avoir l’impression d’être le premier à l’écouter. Même s’il sort un jour un album qui s’appelle Ce disque est un tas de merde, ne l’achetez pas’, je courrais au magasin pour l’avoir de suite. Il y a toujours au moins une chanson fabuleuse, même sur ses pires albums. Il en écrit peut-être moins qu’auparavant, mais il demeure mon héros, depuis l’âge de six ans… Et puis, j’ai eu la chance de rencontrer mes héros de jeunesse, Mick Jones et Joe Strummer. Mick est même venu jouer avec nous sur l’album et sur scène. Si tu m avais dit, quand j’avais treize ans ? et que j’écoutais White riot en regardant une photo de Clash collée sur mon mur ? que je me retrouverais un jour en studio avec Mick Jones, je ne t’aurais jamais cru. J’ai aussi eu l’honneur de jouer avec Al Green. Nous nous sommes assis et nous avons joué ensemble. Ça, c’était incroyable. Quel chanteur ! Nous enregistrions Somewhere in my heart dans le studio de Michael Jonzun et Al Green est entré, il visitait les lieux. Nous avons jammé pendant une heure, How can you mend a broken heart, Let’s stay together, Love & happiness’
Il n’en revenait pas qu’un petit blanc écossais connaisse toutes ses chansons… J’étais terriblement jaloux. Lui, il a vraiment un don. Moi, je ne suis peut-être pas trop mauvais à la guitare mais une voix comme la sienne, pfuii… De toute façon, je suis toujours jaloux. J’écoute
The Fall et je veux être comme eux. Puis j’entends Al Green et je veux sonner comme lui. Je n’arrive pas à me décider, je ne suis qu’un fan de musique incapable de choisir sa voie.
Lorsque tu as enregistré Knife avec Mark Knopfler, est-ce le fan ou ta maison de disques qui a choisi ce producteur ?
Knife est un disque très flippé… Il faut dire que je venais de tomber amoureux de quelqu’un qui vivait de l’autre côté de l’Atlantique. Ça fait beaucoup d’eau. Mais Mark Knopfler n’y est pour rien, il s’est contenté de faire son boulot de producteur. Je connais pourtant des gens qui adorent ce disque. Les types de Frankie Goes To Hollywood l’écoutaient sans arrêt sur la plage. Et ça, ça suffit à mon bonheur. Les mauvaises critiques, je m’en suis toujours foutu. Sauf si je me sens attaqué personnellement. Là, je suis prêt à me battre. Mais quand on me traite de mauviette ou de demi-portion, je trouve ça bien. C’est cool d’être une femmelette. Les hommes n’osent jamais parler d’amour, de beauté, d’amitié, d’espoir ou de charme. On les force à travailler pour des gens laids dans de vilains bureaux. Moi, je suis dans une position privilégiée : je peux être vulnérable et me conduire comme une mauviette.
Archives du numéro 25 (septembre 1990)
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