Accusé d’être un film “caricatural” d’extrême gauche par Laurence Parisot ou bien à l’inverse de “pro-Medef” par le site Slate.fr, le moins que l’on puisse dire c’est que La Loi du marché ne laisse pas indifférent. Ces attaques sont-elles justifiées ? Analyse d’un film qui mérite une lecture un peu moins superficielle.
La Loi du marché de Stéphane Brizé suscite billets, critiques et discussions et on s’en félicite. D’abord, parce que ce n’est pas si fréquent qu’un film occupe le cœur du débat citoyen. Ensuite, parce que le disputatio s’opère ici de manière civilisée, “normale”, avec échange d’arguments et non à coups de menaces violentes ou de censures comme on peut hélas le constater à propos de Much Loved de Nabil Ayouch ou de Un Français de Diastème.
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Un film pro-Medef ?
Le commentaire le plus surprenant est paru dans Slate.fr, sous la plume de Jean-Marc Proust qui voit dans le film de Brizé une œuvre pro-Medef. Qu’il se soit ennuyé, soit. Mais il doit être le seul à avoir perçu dans ce regard sur l’entreprise un monde “compréhensible, admissible même. Les règles sont brutales peut-être, mais simples, directes. Rassurantes d’une certaine manière”.
A part les adhérents du Medef, je ne crois pas que beaucoup de spectateurs sortent de La Loi du marché en se disant que c’est cool et rassurant de fliquer les salariés, de les virer pour un coupon volé, ou d’annoncer par Skype à un candidat à un job qu’il n’a aucune chance d’être pris.
Ex-patronne du Medef, Laurence Parisot ne s’est pas trompée sur le sens du film et le regard de Brizé en dénonçant “un film caricatural où l’entreprise est systématiquement décrite comme tyrannique, abusive, et où l’employeur et le banquier sont inévitablement pervers”.
Là où Mme Parisot est elle-même caricaturale, c’est quand elle confond le film et son sujet, la dureté accrue du monde du travail et des techniques néolibérales de management. Est-ce le film qui est caricatural, ou la réalité ultradarwinienne qu’il dépeint ?
Un hiatus entre le matériau social et le contexte cannois?
Dans Libération, qui a consacré une couve au film, Didier Péron a pointé le hiatus entre le matériau social du film et le contexte cannois champagne et paillettes. Mais ce hiatus est aussi vieux que le cinéma, discipline qui a toujours oscillé entre son ontologie spectaculaire, magique, et sa prise en charge des questions humaines et sociétales les plus douloureuses ou dramatiques.
Ce hiatus fut historiquement emblématisé au sortir de la Deuxième Guerre mondiale avec l’émergence du néoréalisme et du cinéma moderne, “contre” l’innocence hollywoodienne. Le monde tel qu’il est face au monde tel qu’on le rêve. Cependant, Rossellini ne vivait pas dans les quartiers prolétaires, Hollywood et le cinéma moderne ont coexisté et se sont influencés mutuellement, Rossellini épousant même une icône des studios, Ingrid Bergman, effigie de Cannes 2015.
Dans le même ordre d’idée, le splendide Toni n’est pas amoindri parce que son auteur, Jean Renoir, était un grand bourgeois. Le signataire de Los Olvidados, Luis Bunuel, ne vivait pas dans les bidonvilles de Mexico. Le studio Fox a produit des dizaines de mélodrames sociaux dans les années 40/50.
Plus près de nous, Abdel Kechiche ou les frères Dardenne ont des statuts sociaux plus enviables que ceux des personnages qu’ils filment, ils montent les marches cannoises et touchent l’or des palmes, ce qui n’empêche pas leurs films et leurs héros “sans dents” d’être puissants.
Les multiples cinéastes qui ont filmé la guerre ne l’ont pas forcément vécue et ont connu aussi les honneurs des tapis rouges et des petits fours. S’il faut être pauvre pour filmer les pauvres, ou riche pour filmer les riches, ou pleurer quand on filme la guerre, chacun reste chez soi et on ne fait plus rien.
Plus intéressante est la coexistence dans le film entre Vincent Lindon et les autres comédiens qui ne le sont pas, discutée par Péron et par Théo Ribeton dans Critikat. On peut en effet penser comme eux que les non comédiens sont des faire-valoir et que c’est bien entendu Lindon qui a monté les marches et récolté le prix d’interprétation. L’argument est parfaitement recevable. Il est aussi réversible.
Sans Lindon, le film aurait eu moins de retentissement
On peut aussi bien plaider que Brizé a l’honnêteté de reconnaître qu’un acteur célèbre est plus taillé qu’un inconnu pour porter un film sur ses épaules (esthétiquement, symboliquement, économiquement), que ça n’empêche pas de mélanger acteur connu et non acteurs le temps d’un film, que Brizé a réussi à amener les uns et les autres à un même haut niveau de jeu, qu’il y a eu échange et circulation entre la star et les autres, que peut-être ce film a procuré une expérience unique aux non acteurs, leur a ouvert la possibilité d’un horizon, d’un désir, d’une carrière… ou pas.
On peut penser que sans Lindon, le film aurait eu moins de retentissement, moins de force, moins de chance d’être sélectionné en compète à Cannes, moins de succès en salles.
On peut penser négativement en se disant que Brizé et Lindon se font leur cinoche et leur beurre sur le dos des chômeurs. Je préfère penser positivement qu’ils ont fait ce film avec croyance, sans cynisme, en sensibilisant le plus de gens possible aux mécanismes parfois invisibles ou inconscients du libéralisme, en incarnant par le biais d’une fiction un sujet plus souvent traité sous la forme abstraite de statistiques ou schématique de sujets de trois minutes au JT.
Là où on ne partage pas du tout le regard de Ribeton, c’est quand il dénonce chez Brizé “son obsession infecte pour les scènes d’humiliation, ces avilissements dont il se plaît à faire l’exhibition, et qui n’ont rien d’une main tendue à la condition prolétaire, bien au contraire”.
Montrer une vérité dérangeante, ce n’est pas se placer du coté du manche
La charge est brutale et à mon sens, parfaitement injuste. A moins d’être soi-même un sadique patenté, je ne conçois pas qu’un spectateur sorte de ce film en se disant “Waow, quel kif le flicage patronal, quel pied ces caissières humiliées et poussées au suicide !”.
Penser que le réalisateur se situe lui-même du côté des humiliateurs, cela tient du fallacieux procès d’intention et c’est faire fi du reste du film et notamment de sa dernière séquence. Montrer une réalité dérangeante, ce n’est pas obligatoirement se placer du côté du manche.
Si les choses étaient si simples, on pourrait disqualifier moralement des centaines de films et des dizaines de grands cinéastes (Fuller quand il filme la guerre, Scorsese quand il montre la mafia, Resnais quand il insère des images d’archives d’Hiroshima ou de camps nazis, etc).
Les scènes d’humiliation évoquées par Ribeton m’ont plutôt évoqué les dilemmes moraux raciniens des Dardenne : le personnage de Lindon est dans une position inconfortable (comme le spectateur), à la fois bourreau et victime, collabo contraint mais de moins en moins consentant, écartelé entre sa conscience et son intérêt.
On négocie tous de semblables conflits intérieurs, difficiles à trancher, et c’est tout le mérite de Brizé que de les mettre en fiction en laissant un espace au spectateur pour soupeser, penser, juger lui-même.
Trop de pathos ? Trop focalisé sur l’emploi ?
J’ai entendu d’autres reproches au cours de discussions informelles avec tel ou tel. Brizé charge la barque en faisant du fils de Lindon un handicapé, pourquoi ? Oui, et pourquoi pas ? Les enfants handicapés, ça existe. Pourquoi pas, d’autant que le réalisateur justement ne charge pas : deux scènes seulement, assez sobres, avec plan unique, impavide, selon le même régime que les autres plans du film. Le handicap est normalisé, il ne fait pas saillie dans le film, il passe dans le flux du quotidien de Lindon sans crête de pathos.
J’ai entendu aussi que ce film ne serait pas vu par les chômeurs mais par les bourgeois qui vont au zoo regarder les pauvres. Là encore, drôle d’argument d’autorité avec lequel on pourrait disqualifier L’Enfance nue de Pialat, Rosetta des Dardenne, La Graine et le mulet de Kechiche, Timbuktu de Sissako…
Un film peut être un miroir en lequel on se reconnaît ou une courroie de transmission entre des mondes qui se connaissent mal. On dit aussi que Brizé se concentre trop sur la problématique de la recherche d’emploi, ne montre pas les moments joyeux de la vie de ce personnage, sa relation de couple… Certes, mais c’est un choix, assez cohérent.
“Un film qui montre dans quel société nous vivons”
La vie de couple ou les moments de grâce de cet homme ne sont tout simplement pas le sujet du film. Ils existent sans doute, on les devine ou on les imagine dans le hors champ du film, mais Brizé s’en tient à son propos : montrer comment le libéralisme n’est pas seulement une abstraction mais une vision du monde et du travail qui contamine le quotidien, et comment on fait pour garder un minimum de dignité dans cet environnement-là.
Au final, je serais plutôt en accord avec la philosophe Corinne Pelluchon qui a finement montré dans une tribune dans Libération “pourquoi il est important de voir ce film qui est un acte politique et qui montre, de manière plus accessible que les livres de philosophie, mais en harmonie avec eux, dans quelle société nous vivons et ce que chacun de nous peut faire pour la changer”.
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