Nonchalent, presque fataliste, raide en guitare mais coulant dans la vie, le grand échalas déplie sa carcasse et ouvre encore une fois la bouche, presqu’à contre-c’ur. Une humilité qui sied bien à un chic type comme Tom Verlaine, à qui Television n’est jamais monté à la tête. Le mythe s’est autant créé à cause de son refus du moindre compromis empirique et de son incapacité à s’élever au niveau du grand public que grâce à la musique. Un vagabond du rock à la recherche d’absolu.
Plusieurs chanteurs anglais ? dont Lawrence, de Felt ? disent avoir été très influencés par toi dans la mesure où tu as été le premier à t’arroger le droit d’être chanteur alors qu’on ne te reconnaissait pas de talent vocal.
Sais-tu que Lloyd Cole s’est entraîné à chanter en écoutant mes disques ? C’est son cousin qui m a dit ça à Glasgow, il y a deux ans. Lloyd Cole me doit des millions de dollars pour m avoir volé mon inhabileté à chanter (rires)? J’ai toujours été attiré par l’effet naturel d’une voix qui ne cherche pas à combler un éventuel manque, au contraire des groupes anglais, par exemple, qui se forcent à avoir un accent américain préfabriqué. Que ce soit Lloyd Cole, les Beatles avec Little Richard ou Mick Jagger avec Howlin’ Wolf, il y a une longue liste de chanteurs anglais qui s’entraînent dans leur chambre à chanter en américain ou avec des références américaines. Quand David Bowie est arrivé, on a enfin eu un Anglais qui chantait en anglais, pas en américain, c’était très attirant. Il y a aussi l’exemple de Celentano : lorsque j’étais en Italie, on m a longtemps expliqué qui il était et ce qu’il représentait pour les Italiens. Il avait une voix naturellement très italienne sans pour autant être un crooner, mais il s’était laissé guider par sa personnalité et son instinct sans avoir de complexe américain ni désir d’imitation. Pour en revenir au chanteur de Felt, il m a appelé à New York il y a quelque temps ; je n’ai pas très bien compris ce qu’il voulait. Peut-être des leçons de chant ? (Rires)? Je ne comprends pas bien ce qu’il entend par s’arroger le droit de chanter parce que lorsque tu chantes, tu ne t entends jamais’ En studio, tu essaies de faire au mieux, tu cherches le micro qui te convient ou des trucs de ce genre. Je n’ai jamawis chanté seul dans ma chambre en écoutant les disques des autres, je n’ai jamais essayer d’imité Ray Charles (rires)? C’est peut-être pour cela que mon chant paraît atypique, car je n’ai jamais suivi d’entraînement ni de simulation.
Tu as donc commencé par la guitare et tu t es mis au chant ensuite ?
Non, j’ai d’abord joué du saxophone, puis du piano. Ensuite, la guitare et le chant ensemble. Je n’ai pris une guitare que le jour où j’ai eu envie d’écrire des chansons. Ce qu’il y a d’ironique dans mes solos, c’est que ma démarche est ok, tu t’arrêtes de chanter maintenant et tu joues de la guitare . L’attention était donc reportée sur le jeu de guitare, mais c’est par la force des choses et le solo n’est qu’une partie d’un tout. D’ailleurs, aujourd’hui, tu peux constater qu’il n’existe aucun groupe dans lequel le chanteur joue des solos de guitare et chante en même temps : tu chantes ou tu joues les parties de lead guitar, comme dans le blues. Curieusement, on croit entendre quelqu’un faire les deux à la fois, mais ça ne se passe pas ainsi (sourire)?
Je vais être abrupt : en termes de ventes d’album et de notoriété, ne considères-tu pas ta carrière solo et celle de Television comme des échecs, si on compare avec les autres groupes new-yorkais de ta génération ?
D’abord, je ne sais pas du tout combien d’albums Television a vendus, parce que nos contrats n’étaient vraiment pas à notre avantage, nous avons été lésés. Combien ont-ils bien pu en vendre ? Je n’en ai pas la moindre idée et ça ne m intéresse pas du tout. C’est pourtant le genre d’affaires dont je devrais m occuper dans les deux prochaines années, car il y a tellement de repressages en compact partout dans le monde Quant à la notoriété publique du groupe, je n’ai pas la moindre idée de ce qu’elle est, je ne sais pas qui achète et qui écoute ces disques.
Mais tu es moins connu que les Talking Heads, Blondie, ou les Ramones’
C’est le genre de problèmes que je ne me pose pas et dont je me fiche royalement Pour ce qui concerne Blondie, je pense que c’est grâce à un disque de dance comme Heart of glass que le groupe a atteint un large public. Les Talking Heads ont obtenu leur succès public avec Take me to the river, la reprise d’Al Green. A cette époque, faire un morceau qui puisse passer en discothèque ouvrait les portes des radios. Moi, j’ai de l’ambition pour ce que je fais mais pas pour moi-même. Il y a des gens qui veulent continuellement voir leur nom dans les journaux et qui, comment dire, dîneraient avec les gens qu’il faut pour ça (rires)? J’aime que ma musique soit écoutée mais je me fiche que les gens pensent à moi, tu saisis la différence ? Il y a ceux qui cherchent absolument à être la personne à la mode, la personne à l’avant-scène, et il y a les autres. Il m importe peu de savoir comment je suis perçu.
A propos, comment s’est passé le split de Television ?
Je ne sais pas, je marchais dans la rue avec Fred et je lui ai dit Je suis vraiment fatigué de tout ça et je voudrais l’oublier un peu.? Et ça a été tout (rires)? Il n’y avait pas d’animosité dans le groupe, ce n’était pas moi contre les autres ou Fred et moi contre les autres, j’en ai simplement eu marre de la vie de groupe. C’est comme la tournée acoustique que je fais cette année, c’est encore uniquement parce que j’en avais marre de l’idée d’un groupe, trouver des musiciens, répéter les vieilles chansons, les nouvelles’ J’avais déjà fait une tournée acoustique de trois mois aux Etats-Unis l’an dernier, et c’était bien ennuyeux pour les gens qui attendaient une lead guitar bien lourde (rires)? Mais que suis-je supposé faire ? Ce dont j’ai envie ou ce qu’il faut faire pour des raisons commerciales ? Actuellement, la notion d’intimité m attire beaucoup et me convient, donc je la réalise.
Tu sembles très fidèle à tes amis, Fred Smith par exemple, qui t’a accompagné dans ta carrière solo.
Oui, nous sommes toujours très amis. Je ne peux pas dire que je sois l’ennemi de quiconque, c’est juste que je perds de vue certaines personnes parce qu’elles déménagent, changent de vie, partent en tournées’ Je ne connais pas le sentiment d’inimitié, il y a simplement que New York est une ville si grande que les gens bougent sans arrêt, changent de cercle et d’activité.
Il n’y a donc plus de scène compacte comme il y a quinze ans ?
Je n’ai jamais pensé qu’il y a eu une scène new-yorkaise. C’est une vue que vous avez en Europe, je m’en suis rendu compte lors de mes voyages (sourire)? Il n’y avait pas de scène, on n’allait pas spécialement voir les concerts des autres, simplement on se saluait quand on se rencontrait. Il y avait une différence concernant les Talking Heads, c’est qu’ils venaient du Connecticut, ils allaient donc voir tous les groupes qui jouaient et se disaient que si les autres pouvaient faire leur truc, eux aussi. Ils sont venus deux ans après Patti Smith, les Ramones ou Blondie, ils se sont greffés sur ces groupes comme l’ont fait les Dead Boys.
As-tu été déçu ou blessé par des gens que tu côtoyais à cette époque ?
Non. J’ai uniquement été déçu par des gens du business (rires)?
Les musiciens sont majoritairement de braves gens honnêtes, avec un bon sens de l’humour. Mais les gens du business, mon Dieu, c’est incroyable ! Et c’est encore pire depuis que je suis sur des maisons de disques anglaises. Je pense que la prochaine fois, je signerai sur un label français, ils semblent avoir beaucoup de respect pour ce que les musiciens essayent de faire.
Mais, ne ressens-tu pas d’amertume quant à la façon dont tu as conduit ta carrière ?
Ma non-carrière (silence)? J’ai une gigantesque non-carrière. J’ai la plus grande des non-carrières. Je mériterais d’être dans le livre Guinness des records pour cela (rires)? Tout ça dépend tellement du destin et de la façon dont les choses sont ou ne sont pas perçues commercialement.
Ça n’a rien à voir avec le rythme personnel de ma carrière mais plutôt avec un tiers. Si tu trouves un tiers qui soit du business, magique et charmant, tu peux convaincre n’importe qui de ton potentiel commer-cial. Enfin, peut-être que, comment s’appellent-ils, Einsturzende Neubauten auraient du mal (rires)? Mais si tu as une guitare et une mélodie, je considère que tu es commercial. Je suis en fait un artiste au service de la publicité. Je fais de la publicité pour quelque chose de très inexplicable, c’est peut-être là qu’est le problème (pince-sans-rire)?
A cinq heures de calais
Il y a eu beaucoup d’erreurs et de maladresses commises au moment de la sortie de mon dernier album, The wonder. La maison de disques s’est trompée, elle avait envoyé les cassettes de pré-écoute à la presse sous le titre de Kaleidescopin’, qui était le titre du single. Pire, j’ai découvert l’une de ces cassettes entre les mains d’une amie américaine alors même que je ne l’avais pas écoutée. Lorsque je l’ai entendue, je me suis dis qu’il était impossible que ce fût là mon disque : tous les mixages étaient faux. Pour ce qui concerne l’erreur de titre, j’ai appelé l’attachée de presse, en Angleterre, car une chronique était déjà parue dans Q en janvier. Elle n’a trouvé que Grand Dieu, mais c’est horrible à me répondre. Le titre a été corrigé mais je ne crois pas que le mixage l’ait été. Quelqu’un l’a remixé, je ne l’ai pas reconnu (sourire désabusé)?
Tu veux dire que quelqu’un a refait le mixage derrière ton dos ?
Oui. C’est assez typique de ces individus anglais qui, de manière assez fasciste, ramènent tout à eux et fourrent leur nez partout. J’aurais dû effacer les vocaux sur la bande que j’ai envoyée, ainsi personne n’aurait pu y toucher. Mais bon, lorsque je l’ai finalement écouté ? c’est-à-dire quelques semaines après sa sortie ?, je l’ai finalement accepté (rires)?
Est-ce que l’image de l’émerveillement contenue dans le titre correspondait mieux à ce que tu voulais exprimer que celle du kaléidoscope ?
Il faut définitivement abandonner l’idée que j’ai voulu appeler ce disque Kaleidescopin’. Mais, de fait, puisque tu me poses la question, ces deux mots se rapportent au même propos, l’émerveillement est une partie du kaléidoscope. C’est tout le contraire d’un disque cynique. Pour moi, l’émerveillement, l’activité qu’on appelle émerveillement, est un choix que l’on fait délibérément, un choix que j’ai effectué par opposition au cynisme prédominant à New York et à la fatuité des gens qui croient tout savoir. Alors qu’on peut très bien aller vers une naïveté pleine de discernement et d’acuité : on est très conscient de ce qui se passe mais on n’est pas diminué par cette réalité.
La couleur vive de la pochette a-t-elle à voir avec ton point de vue nonchalant ?
Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il faille y trouver un symbole. Je pense qu’à l’avenir j’aurai d’autres pochettes dans les rouges. La personne qui a réalisé la pochette a peint une centaine de toiles dans les nuances rouges et celle-ci m a particulièrement plu. Cette peintre s’appelle Jutta Koether et travaille à Cologne, la ville allemande des artistes où je l’ai rencontrée il y a six ans. Depuis on est devenus amis.
Je crois que tu as toujours été passionné par les arts plastiques ?
Oui, je vois toujours des choses qui me plaisent. L’art conceptuel me barbe un peu, c’est un mouvement qui ne m intéresse plus du tout. Le visuel a disparu dans une large mesure depuis une vingtaine d’années. Dans l’art conceptuel, le visuel c’est, par exemple, des morceaux de sucre qu’un artiste a laissé tomber sur le sol d’un musée. Le principe de la stimulation visuelle était descendu très bas avec ce courant. Sur un plan philosophique, il a complètement dégradé l’utilisation des sens et je crois que c’est une énorme erreur dans l’art. Les arts concernent quand même essentiellement les sens et les sensations’
Tu dois donc apprécier ces peintres, principalement germaniques, qu’on appelle les Nouveaux Fauves ?
Certains oui, pas tous. Mais au moins y a-t-il chez eux, et ailleurs, un retour de ce sens visuel. Ça a commencé à la fin des années 70 en Amérique avec des gens comme Schnabel ou Sale qui ont à nouveau figuré l’image. C’était le retour de l’image, qui avait été évincée pendant trente ans, pendant soixante ans même, au profit de la photo. Pourquoi représenter une image par la peinture, faites plutôt une photo était le credo à la mode. Alors qu’il me semble qu’il y a encore quelque chose de très différent entre le fait de prendre une photo et de peindre une toile (sourire)? Le peintre que j’admire le plus, et de loin, c’est Blackner. Il est à peine plus âgé que Schnabel ? dont c’est le peintre favori ? et il a commencé avant cette génération. Je trouve sa peinture un peu plus simple. Je n’aime pas le mot spiritualité?, mais dans certaines des toiles de Blackner, on trouve cet élément, dans un mouvement très simple, basique. Et sombre aussi, il a beaucoup peint dans les tonalités sombres.
Pour en revenir à la pochette de The wonder, c’est justement la première à être brillante ; tes précédentes étaient plus sombres, plus ternes’
Je ne trouve pas que celle de Flashlight soit sans éclat. Elle a également été réalisée par une artiste féminine, Susan Hiller, que j’ai découverte par une vidéo à la Tate Gallery de Londres. Elle est américaine mais vit à Londres depuis vingt ans. Sur cette pochette, j’ai un air sombre, fantomatique et stupide, mais c’est ce que je recherchais, je voulais avoir un air de criminel. Ceci dit, j’insiste, mais je ne pense pas que cette pochette soit sombre, il y a un fond bleu brillant (sourire)?
Mais celle-ci est plus vive. As-tu connu des changements dans ta vie privée ?
(Silence)? J’utilise un briquet au lieu d’allumettes pour allumer mes cigarettes, j’ai ainsi une flamme plus haute et qui dure tant que j’ai mon doigt appuyé sur le briquet (rire ironique)?
Pourtant, et malgré ce changement majeur dans ta vie, le style des chansons est resté, lui, identique.
Oui, c’est toujours des chansons avec des guitares et une batterie syncopée (rires)? Je pense par contre que la qualité du son s’est améliorée au fil des disques et que je tente plus d’expérimentations. Dans mon premier disque solo, il n’y avait absolument aucun doublage d’instruments. C’était telle ou telle guitare enregistrée très simplement, on pourrait presque dire directement branchée sur l’enregistreur. Sur mon second album, les guitares étaient accentuées : l’accord était joué, rejoué encore et encore afin d’obtenir ce son dense et tranchant, énervé. Le troisième n’avait pas non plus de doublage, je m étais plutôt concentré sur l’aspect mélodique : lorsqu’un instrument entrait dans la chanson, il jouait sa propre mélodie, une représentation au lieu de suivre les syncopes de la batterie. Sur mes trois derniers albums, les accords sont très courts. Tout est basé sur les accords mais ils ne sont pas sonores. Sur une chanson en sol-la-do, par exemple, je ne joue que le ré de l’accord de sol. Je ne sais pas si cela s’entend clairement, d’ailleurs (rires)? Toujours est-il que je ne cogne pas la corde dans un bang ,
on ne sent pas vraiment un type qui joue l’accord sur la guitare. Je crois que c’est pour cette raison que mes accords sont différents de la plupart des guitar-bands, qui appliquent les accords en frappant la grosse corde. Les groupes anglais à guitares râclent leurs instruments sans finesse. Sur mes deux derniers disques, il n’y a rien de tout cela, c’est plutôt comme des pfuifuit comme si c’était des parties de hautbois mises sur une guitare. Je dirais que je fais une adaptation des sons pour la guitare.
En revenant de Stalingrad
Es-tu un homme avec beaucoup de femmes dans sa vie ?
(Rires)? Mon Dieu (rires)? C’est une question compliquée (rires)? Disons que la plupart de mes amis proches ont toujours été des femmes. C’est vrai. Et la plupart de mes amis très proches ont aussi été des femmes. Mais, absolument tout mes amis les plus proches (rires)? ont toujours été de ce genre-là (rires)?
Est-ce pour cela qu’il y a tant de noms féminins dans tes chansons ?
Aah (silence)? Non, pas nécessairement Les chansons du type Mary Mary ne sont pas systématiquement à propos d’une personne précise, d’un modèle qui existe vraiment. Je peux introduire des éléments de rêverie qui ne sont pas présents dans le quotidien. Mes chansons peuvent également concerner une femme avec qui je ne suis pas en contact, une femme juste aperçue Regarde, peut-être est-ce Sylvie qui est assise là-bas ? Je pourrais écrire une chanson, Sylvie s funny watch, qui sera peut-être plus une chanson sur le temps qui passe que sur Sylvie
Certaines chansons sont souvent écrites du point de vue d’une femme.
Oui, d’une certaine manière, ça me permet plus de liberté, je n’ai pas à argumenter. Les chansons que j’écris le sont souvent à la manière d’une pièce de théâtre. Quand tu écris une pièce, tu es libre de faire supporter le cours de la narration par tes personnages, libre de faire faire n’importe quoi à un personnage. Que tu veuilles en faire un criminel ou un type sordide, il est l’expression de tes plus grands frissons. Comme dans la chanson Cooleridge, par exemple : la fille n’a pas particulièrement eu une éducation poussée, le type pense qu’elle chante et l’interroge. Que chante-t-elle ? Que fait elle ? Or, comme c’est quelqu’un qui ne sait pas ce qu’elle veut, elle ne peut répondre que par petits éléments, que par des petites parcelles de réponses.
Te sentirais-tu particulièrement attiré par ce genre de femme sans éducation ? Peut-être t es-tu lassé des New-Yorkais et recherches-tu des gens plus primaires, plus vrais’
Je ne sais pas. C’était juste un exemple. Je ne suis pas particulièrement lassé des New-Yorkais prétentieux dans la mesure où ceux que je connais sont plutôt primaires (rires)? Probablement trop. Lorsqu’on regarde et juge le travail de quelqu’un, il ne faut jamais prendre un détail pour un tout Les chansons sont autant de détails, une d’entre elles peut concerner une fille qui s’exprime avec facilité ; mais une autre peut concerner une fille qui s’exprime avec tellement de facilité et de brio qu’elle a une sorte de symbolique privée, tant son langage est compliqué et recherché, et on ne la comprend plus’ Bien sûr, je mets dans tout cela beaucoup d’imagination ; le point de départ peut être une personne qui dit quelque chose, qui ne donne pas directement son sens à la chanson mais il y a un déclic qui conduit à un élément de la chanson.
C’est un processus d’écriture assez réfléchi. Quelle importance accordes-tu donc au texte des chansons ?
J’y fais très attention. Mais quelquefois, je le fais dans le but de banaliser les mots ou d’en extraire quelque chose de banal afin de montrer un langage ordinaire ou insipide, ou fou. Mais ma démarche ne consiste pas non plus à m asseoir avec des journaux et à faire une revue de presse. Il y a des musiciens qui composent leurs chansons comme cela, mais ça ne m intéresse pas et je ne l’ai jamais fait. J’écris plutôt des saynètes ; parfois, j’ai huit couplets mais je n’en utilise que des parties : j’en prends certains tels quels, j’en réécris d’autres et je fais des collages selon un schéma qui me semble complet au moment où je le pense (sourire)?
Dans August, par exemple, est-ce encore une fille qui dit I see your desillusion’?
Oh oui, c’est une chanson écrite selon un modèle très vieillot. Je l’ai écrite en rentrant à New York après avoir passé trois ans en Europe, j’ai Cette chanson est très’ J’avais en tête l’image d’une histoire quelque part en Europe de l’Est, en Hongrie, ou dans une étrange petite ville balnéaire de Yougoslavie Il y a une mélodie bizarre sur le couplet, c’est vraiment un air comme celui de Shaft ou du disco merdique des sixties dont j’ai toujours été fan. J’aime vraiment le mauvais disco.
C’est aussi une mélodie comme on en trouvait dans la pop italienne des sixties, celle de Celentano par exemple, dont j’adore la voix et les chansons, elles sont vraiment uniques. August a un peu ce genre de parfum musical ; lorsque j’examine cette chanson, j’y vois beaucoup d’éléments non spécifiques’ Je ne sais pas si je me souviens de quelque chose qui vient de se dérouler la semaine dernière ou de quelque chose que j’ai l’impression d’avoir vécu il y a très longtemps. Il y a ce sentiment de proximité mélangé à des souvenirs d’il y a dix ans.
Ça doit venir des distances que j’ai parcourues lors de mes voyages et qui accentuent le sentiment de déracinement. Tu te retrouves en Europe mais tu es américain, et ce changement d’ambiance est très dramatique.
Est-ce cette recherche du drame qui avait motivé tes voyages en Europe ?
Je ne dirais pas que je recherchais sciemment le drame mais j’en ai certainement vécu plus à cette période qu’en plusieurs années (rires)? Avant tout à cause d’un type particulier d’individus qui traînent dans les maisons de disques, auxquels je n’avais jamais été confronté.
Les directeurs artistiques anglais sont beaucoup plus chaotiques et fascistes que ceux d’Amérique ou du continent. Ici, leur discours c’est Voici de la musique et nous vous présentons cette musique ; aux Etats-Unis, l’attitude est similaire : trouver les bonnes personnes et les bons studios pour faire un enregistrement agréable. Par contre, en Angleterre, la mentalité, c’est Je vais perdre mon boulot si je n’ai pas un hit, ce disque doit sonner comme Madonna parce qu’elle a eu un hit . Moi, je m’en fous, je ne peux pas prendre ces gens au sérieux. Alors, ils prennent les bandes et les font remixer par un autre type, ils ne te répondent plus au téléphone, etc. Je ne devrais pas dire œils’, car il s’agit en fait d’une seule personne. C’est lui qui a aussi embrouillé Julian Cope il y a quelques années et provoqué son départ chez Island (rires)? C’est un pauvre type. (Le lendemain de cet entretien, la rupture entre Fontana et Tom Verlaine était consommée ). Ça à l’air un peu prétentieux de dire cela, mais c’est grâce à moi que le label Fontana a été relancé : j’étais sur Virgin et le type qui m avait signé est parti chez Phonogram et m a emmené? avec lui. Moi, je venais de trouver l’album des Troggs ? les Troggs, tu sais, Wild thing ? dans un magasin et j’ai remarqué qu’il était sur Fontana et distribué par Phonogram.
J’ai donc suggéré de recommencer le label Fontana pour y mettre des groupes particuliers. On m a répondu par un non définitif, C’est ringard’, mais six semaines plus tard, j’ai lu une annonce dans la presse : Le premier disque à sortir sur le label Fontana sera celui de Tom Verlaine .
On a quand même l’impression que tu es un peu indolent, tu sors ton disque plus de deux ans après le précédent et
Oh, mais ce disque était terminé en 1988. C’est ce type de Phonogram qui ne l’a sorti que maintenant. J’ai également fait un album, en 1985, qui n’a jamais vu le jour parce qu’il ne plaisait pas à ce type ; il m a dit texto d’en refaire un autre (rires)? N’est-ce pas vraiment bizarre, ne serait-ce qu’en termes commerciaux ?
Ancienne egypte
Que fais-tu lorsque tu n’enregistres pas d’album refusé par ta maison de disques ?
Principalement des voyages. J’ai parcouru tous les Etats-Unis, en stop ou en conduisant J’aime explorer. Regarder une carte et me dire Qu’y a-t-il, là ? Peut-être pourrais-je y aller et voir ?? Je ne suis pas attiré par les pôles culturels, je pense par exemple que ma prochaine destination sera le nord du Portugal : c’est vert, la nourriture est bonne et pas chère et il n’y a pas de touristes. La semaine prochaine, je joue à Lisbonne, je crois qu’après le concert, j’irai conduire une heure ou deux vers le nord pour tâter le terrain. J’avais repéré un superbe endroit en Suède de la même façon, tout y était calme, vert, il n’y avait que de petites cabanes bien tranquilles’
Aurais-tu besoin de te rapprocher de la nature ?
Je ne crois pas que je me sente proche de la nature, c’est simplement que j’en ai marre des villes. Quand tu as vécu pendant vingt ans dans une métropole comme New York, tu trouves du charme dans l’architecture des villes où tu rencontres des gens intéressants (sourire)? De plus, quand tu es dans un endroit calme, il te vient d’autres pensées ; c’est comme, comment dire, un changement de sensibilité, un petit je-ne-sais-quoi qui te recharge. Et tu commences à écrire différemment, ton sens de la mélodie change, si toutefois tu es sensible aux mélodies (rires)? Quand je serai vieux, j’aimerais vivre en Italie. Je pense que c’est le meilleur endroit pour vivre après soixante ans, il y a là-bas quelque chose de très ouvert et très généreux (silence)? Une qualité et un rythme de vie qui me conviennent (rires)? Je ne dirais pas de moi-même que je suis un dynamique invétéré.
Archives du numéro 25 (septembre 1990)