Le célèbre metteur en scène russe est décédé ce jeudi 9 août 2012 à l’âge de 80 ans. En 1998, les Inrocks consacraient un portrait à celui qui fit de sa rencontre avec la dictature du prolétariat, et de la folie qui s’ensuivit, du théâtre.
La Russie a fourni à l’art théâtral du XXe siècle ses plus grands artisans, metteurs en scène et théoriciens. Stanislavski et Meyerhold ont à ce point marqué la conception du travail théâtral, dramaturgique, scénique et du jeu de l’acteur que l’Europe et l’Amérique l’ont reçu de plein fouet. Dans le même temps, la Russie est devenue Union soviétique. Et les artistes eurent à résister à cet oxymore dévastateur : l’art officiel.
On présente souvent Piotr Fomenko comme un artiste apolitique. Mais n’est-il pas suprêmement politique de « ne jouer le jeu d’aucun pouvoir, de ne pas participer à la vie publique et de n’adhérer à aucun parti » ? Et puis, les faits sont là : dans les années 50, après deux ans d’apprentissage à Moscou au Mhkat, l’école du Théâtre d’art de Stanislavski, ce « hooligan », ce « dostoïevskien » de Piotr Fomenko est renvoyé et se met immédiatement à l’ouvrage. Retourne à l’école, au Gitis cette fois, et met en scène… Jusqu’à la censure. On finit par lui interdire de travailler à Moscou et à Leningrad, on l’envoie en Géorgie.
Au jeu du chat et de la souris, force est d’admettre que Fomenko est une souris résistante. Sans doute parce que le théâtre lui autorise une plongée dans la folie, contrepoids essentiel pour traverser la « vie tragiquement absurde » à quoi se résume la dictature du prolétariat… La folie, Piotr Fomenko l’a rencontrée très jeune : « J’avais 10 ans, je vivais avec ma mère à Moscou. Une nuit, un bombardement plus fort que les autres me laissa en état de choc. Je suis devenu un peu fou. Et mon intérêt pour le théâtre a commencé dans cette folie. Rien d’extraordinaire, car le théâtre est peuplé de fous. Si j’avais été plus raisonnable, je n’aurais jamais pu supporter cette vie. »
Fêlure et rempart, cette folie produit un décalage constant dans le théâtre de Piotr Fomenko entre le cours du récit et ses manifestations sur le plateau d’une scène. Transmués en images vivantes, les mots, les paroles, les situations sont voués à tous les retournements possibles.
Sa mise en scène de La Noce de Tchekhov avec ses élèves de l’atelier du Gitis abandonne la fine étude de moeurs, ironique et acide, pour divaguer allégrement sur le déséquilibre constant entre les convenances, l’arbitraire de la vie sociale et les figures qu’elle crée, leur dévastation intime et leur apparence ridicule. Le sordide des intérêts, la mesquine comptabilité le disputent à l’irruption soudaine du merveilleux.
Les grands épanchements de l’âme donnent de l’allant au corps : la tempête est sur scène avec les noceurs, matelots malmenés, pantins magnifiques, personnages quasi abstraits, soumis à quelques traits de caractère qui disent assez la misère de l’engourdissement de soi dans le moule du réel. Alors, l’illusion se réjouit de mettre à nu ses mécanismes, de traîner le progrès par les cheveux pour mieux lui mettre le nez dans ses saletés. « Sans retour en arrière, sans le lien des temps, il est impossible d’avancer », affirme Fomenko. Raison pour laquelle il choisit de montrer en France Anton Tchekhov et Alexandre Ostrovski (avec son spectacle phare Loups et brebis) : deux éclaireurs de notre temps.
Article initialement publié le 21 octobre 1998